Littérature. Hala Alyan : « Le corps se souvient de ce que les mots ne peuvent dire »

 Littérature. Hala Alyan : « Le corps se souvient de ce que les mots ne peuvent dire »

Les Maisons de sel de Hala Alyan, Hachette fictions, la Belle Etoile, 23 euros, 368 pages, à paraître le 29 octobre 2025.

Psychologue et écrivaine palestinienne, Hala Alyan explore les blessures invisibles de l’exil et de la dépossession. Dans son premier roman traduit en français, Les Maisons de sel, à paraître le 29 octobre, elle raconte la saga de la famille Yacoub, interrogeant la transmission du traumatisme, la mémoire et la résilience à travers les générations.

 

LCDL : Les Maisons de sel s’ouvre sur la perte de Jaffa et la fuite à Naplouse par la famille Yacoub en 1963. Comment ces récits de déplacement et d’exil résonnent-ils avec la réalité palestinienne d’aujourd’hui ?

J’espère que cette histoire fera écho à l’actualité car elle donne un aperçu de ce qui a été vécu par des millions de personnes et de familles. Plusieurs générations ont été violemment dépossédées de leurs terres, de leurs foyers voire même de leurs vies pendant la Nakba qui se poursuit encore aujourd’hui. Il est essentiel de raconter cette tragédie, encore très peu documentée, et délibérément effacée notamment des médias et de l’imaginaire occidentaux.

Cette réalité entre en résonance avec le génocide de ces deux dernières années dont les images ont largement été diffusées. Ce dont nous avons été, et sommes encore, témoins révèle ce qui, en 1948, n’a jamais été montré, faute d’accès aux grands médias et de l’inexistence des réseaux sociaux et des téléphones portables.

L’ampleur des atrocités commises depuis octobre 2023 est certainement sans précédent, mais le ciblage des jeunes comme des personnes âgées, la démolition des maisons, des bibliothèques, des universités, des lieux de culte et d’éducation se produisent depuis des décennies. La différence majeure est qu’elles sont désormais diffusées. Les Yacoub donnent chair à une histoire de dépossession et de déplacement parmi des millions d’autres.

 

Vous dédiez le livre à votre famille, qui vous a « légué des histoires à raconter ». Comment votre vécu a-t-il inspiré vos personnages ?

Ils ne sont pas calqués sur des individus réels. En revanche, j’ai emprunté la trajectoire de la famille Yacoub à celle de la mienne. Ma branche paternelle était originaire de deux villages dépeuplés puis éradiqués. Ils se sont d’abord réfugiés à Gaza avant de s’établir au Koweït tout comme les personnages de mon roman.

Il m’importait de montrer ces déplacements incessants. Les Yacoub sont obligés de quitter le Koweït et de trouver asile ailleurs lors de l’invasion par Saddam Hussein. C’est une réalité vécue par de nombreuses communautés palestiniennes qui s’étaient installées dans des pays comme la Syrie, le Koweït ou le Liban. Des bouleversements politiques successifs les ont poussées à de nouveaux exils.

En faisant courir le récit sur plusieurs décennies, j’ai voulu explorer comment un premier déplacement affecte la personne concernée puis se répercute sur ses enfants ainsi que ses petits-enfants. On peut s’éloigner de l’exil initial tout en en portant la charge émotionnelle. Mon roman explore la manière dont ce poids impacte les générations suivantes même lorsqu’elles sont occidentalisées.

 

Le déclin physique de Hussam et l’anxiété d’Alia suggèrent que l’exil a des conséquences psychosomatiques. De votre point de vue de psychologue, comment le déplacement et la perte s’inscrivent-ils dans le corps et l’esprit ?

Le déclin physique et l’anxiété sont des manifestations psychosomatiques. Le corps se souvient de ce que les mots, parfois même l’esprit, ne peuvent dire. Il retient une immense quantité de chagrin et de rage. Réprimés, ils peuvent resurgir sous forme de symptômes et déclencher de véritables pathologies.

Le stress, à lui seul, peut provoquer une inflammation considérable dans l’organisme. C’est l’un des plus grands facteurs de risque de développer une maladie physique car il augmente les risques cardiovasculaires, diminue la capacité du corps à se réparer et accroît les risques de démence. Maintenu pendant des décennies, l’encombrement du système nerveux impacte profondément et durablement l’organisme.

 

Le silence et les lettres cachées d’Atef trahissent une lourde culpabilité du survivant. Mustafa, lui, se tourne vers la résistance radicale. Que révèlent ces réponses opposées de la manière dont les Palestiniens font face au traumatisme ?

Ces réactions contrastées sont le propre de tous les peuples profondément opprimés. Les Palestiniens ont été confrontés non seulement à l’oppression, à l’occupation, à la violence et au génocide, mais aussi à une suppression massive et stupéfiante de leurs voix et de leurs récits.

Des milliards de dollars ont été investis dans une propagande d’une ampleur inédite visant à effacer leur histoire et à les déshumaniser. Dans un tel contexte, le système nerveux réagit variablement selon les individus : par la dissociation, le figement, la lutte ou la soumission.

 

Au fil des pages du roman, les hommes se retirent ou disparaissent tandis que les femmes se souviennent et prennent la parole. Pourquoi avoir choisi le point de vue de ces dernières ?

Dans Les Maisons de sel, les femmes assument la tâche de se souvenir tandis que les hommes se retirent le plus souvent. J’ai privilégié cette perspective du fait de mon expérience personnelle. Bien que mon père fût un excellent conteur et un gardien de l’histoire familiale, la plupart des témoignages que j’ai entendus pendant mon enfance étaient racontés par des femmes. Cette transmission a créé en moi une forme de mémoire corporelle de la narration à travers des voix féminines.

En outre, dans de nombreuses cultures, les garçons et les hommes sont éduqués de manière à réprimer leurs émois et à ne pas trop céder à des réactions affectives. Ils ne sont autorisés à exprimer que certaines émotions et dans des cadres précis. Les femmes, en revanche, ont plus de liberté pour vivre leurs sentiments. J’ai donc écrit à partir de ce que je connaissais et de ce que j’ai observé autour de moi.

 

Les Maisons de sel, de Hala Alyan, Hachette Fictions, La Belle Étoile, 23 euros, 368 pages.

 

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