Le PJD, un parti à la dérive

 Le PJD, un parti à la dérive

crédit photo : Fadel Sanna/AFP


En 2011, le Parti de la justice et du développement arrivait au pouvoir sans y être préparé. Portés par le rejet de la classe politique marocaine, les islamistes ont raté le virage du changement, malgré un contexte de crise qui leur était favorable. 


Les islamistes, après avoir reçu en pleine tempête le ­cadeau empoisonné du Printemps arabe, n’ont pas encore réussi à faire le tri dans la brassée de chimères qui constituait leur programme. L’euphorie aura été de courte durée. La crise économique, qui étouffe la croissance et jette à la rue des milliers de Marocains, porte l’opinion publique à des vagues d’hystérie polémique, stigmates de la nervosité sociale. Le gouvernement islamiste apparaît désormais comme le pire de tous.


L’un des politiciens les plus courus du Royaume, ­Abdelilah Benkirane, l’ex-patron du Parti de la justice et du développement (PJD) puis du gouvernement, a dégringolé dans les sondages. D’abord à cause de l’exposition jugée intempestive de sa vie privée, ensuite en raison de la révélation de sa retraite dorée – il a avoué percevoir une pension mensuelle de 70 000 dirhams (6 500 euros). L’aura de celui qui se voulait le “Premier ministre des pauvres” a pris un sacré coup. Plus terne, son successeur, Saad-Eddine Al-Othmani, a fini par convaincre nombre de Marocains qu’avec les islamistes, c’est toujours les extrêmes qui gouvernent.


 


Victime de l’aveuglement de ses élites


Pourquoi le vent tourne aujourd’hui pour ces derniers ? Pour une raison très simple : le PJD a trahi les espoirs d’une partie de la population. Qu’il le veuille ou non, il a été victime de l’aveuglement de ses élites. L’état réel du pays, celui auquel se confrontent chaque jour les Marocains, semble échapper aux cadres du PJD, ­issus pour la plupart de l’enseignement et du monde fermé des prêcheurs. Le résultat, on le connaît : un marché de l’emploi ­désorganisé, une économie ­fatiguée, surendettée pour avoir trop longtemps vécu ­au-dessus de ses moyens, un chômage croissant, un pouvoir d’achat en berne, des détresses innombrables et d’autres adversités ­encore, corollaires d’une économie de marché qui ­impose sa loi implacable.


 


De scandale en scandale


Pourtant, les islamistes étaient censés apporter un ­système à rebours de ce capitalisme sauvage. Une fois aux commandes, le PJD n’a non seulement rien fait pour ceux qui l’ont élu mais, pire encore, il a plombé la caisse de compensation qui, malgré toutes ses insuffisances, profitait d’abord aux classes démunies. Présenté comme une forte alternative aux partis dit de l’administration, accusés d’être une simple caisse de résonance du pouvoir, le PJD a fait passer des projets de loi que tous les gouvernements de droite réunis n’ont jamais osé même débattre, comme l’allongement de l’âge de la retraite. Quant aux “crocodiles et autres démons” corrompus qu’il avait promis de combattre, ils n’ont cessé de s’engraisser sous leur législature. Pire : ce sont ses propres cadres qui font les choux gras de la presse de caniveau par des scandales sexuels à répétition. Un comble pour un parti qui se réfère à la religion !


Tandis que le PJD agonise, les fondamentaux de sa doctrine sont remis en question à cause du comportement de ses icônes. Sur ce plan, les Tartuffe se sont surpassés. Des aventures galantes du “couple gouvernemental”, formé par Soumia Benkhaldoun et Habib Choubani, aux promenades sensuelles du ministre Mohamed Yatim avec sa masseuse à Paris, en passant par la danse du ventre de la députée Amina Maelainine devant le mythique Moulin Rouge (symbole, pour les islamistes de la licence occidentale), les responsables du PJD ont quelque peu écorné leur image de pudibonderie. Si des personnalités comme Benkirane ont réussi à se tailler une réputation de chasteté opportune, ce n’est pas le cas d’autres figures de proue du parti qui voguent de scandale en scandale.


 


Corruption passive


Dans les milieux islamistes, au lieu de réciter le réel au présent, on continue de psalmodier le passé pour renouer le lien avec des Marocains de plus en plus écœurés par un discours où l’hypocrisie le dispute à la mauvaise foi. Ceci dit, les désastres de l’islamisme au pouvoir ont-ils vacciné le peuple contre ses illusions ? Oui, si on analyse la chute de popularité du PJD ; non, si on se réfère à sa large base électorale. Mais ne les enterrons pas si vite ! Ce n’est pas sur la démocratie des urnes qu’ils comptent pour se maintenir (ou revenir) au pouvoir.


Avec ses quelques milliers d’électeurs purs et durs, ainsi qu’une partie des voix de la mouvance Justice et bienfaisance, les islamistes cultivent toujours l’illusion qu’ils se hisseront a la première place en 2021. Ils disposent aussi d’un maillage redoutable d’associations, qui font un travail de proximité remarquable. Par le biais d’aides sociales aux déshérités, ils usent d’une ­corruption passive à des fins électoralistes. Ce n’est pas pour rien qu’Habib Choubani, à la tête du ­ministère chargé des relations avec la société civile, a lancé la création de quelque 37 000 associations qui prospèrent avec l’argent public – le nerf de la guerre.


Des billets circulent sous le manteau, parfois en provenance des pays frères, notamment du PJD turc. Les astuces pour débloquer un financement ne manquent pas : pour envoyer, par exemple, une personne démunie subir une opération chirurgicale coûteuse à l’étranger, pour financer un cursus d’étude à des jeunes ou pour mettre des fonds à disposition dans une capitale étrangère. ­


Les Islamistes qui pratiquent l’entrisme à outrance travaillent toujours dans les coulisses. Comme dans l’affaire Taoufik Bouachrine*, où ces mêmes milieux ont tenté de negocier avec l’une de ses victimes l’abandon de sa plainte avant le procès en appel. Pour cet interventionisme intempestif, il faut rappeler que le PJD a besoin de beaucoup d’argent qui vient – en plus des cotisations généreuses de militants – de l’extérieur.


 


L’inertie du camp adverse


L’alliance originelle du PJD avec ces élites commerçantes est une réalité. Il n’y a qu’à voir le nombre de barbus au mètre carré dans ce poumon du commerce ­casablancais qu’est Derb Omar pour se rendre compte de la force de frappe des islamistes dans ce secteur. Celle-ci a été déterminante au lendemain du Printemps arabe, quand le parti a joué sa première légalisation ­politique lors d’élections opportunes. Les commerçants lui ont fourni nombre de ressources électorales et ­financières, sans oublier une somme de capitaux investis dans les secteurs caritatif, éducatif et strictement ­religieux pour brasser large.


Les islamistes pensent toujours qu’ils peuvent se maintenir au pouvoir. Car, force est de constater l’inertie du camp adverse, ces partis moribonds qui ne brillent que par leur vacuité idéologique, politique et ­intellectuelle, mais aussi par leur incapacité à saisir la gravité des périls, au moment où, justement, l’heure ­devrait être à la mobilisation. Contre le militantisme pompeux et les idéologies mythomanes des islamistes, il n’y a donc plus rien en face, hormis le silence assourdissant d’une gauche repue. Les partis traditionnels semblent trop éclaboussés par les affaires pour représenter une quelconque alternative. Si le PJD n a aucune chance de revenir au pouvoir, c’est qu’ils sont aujourd’hui nombreux, les Marocains, à penser que les ­islamistes ne sont pas seulement de fieffés hypocrites, mais plutôt qu’ils représentent le ventre fécond du Mal lui-même.


* Poursuivi notamment pour viol, harcèlement sexuel et traite d’êtres humains, il a été condamné à douze ans de prison ferme en novembre dernier.

Abdelatif Elazizi