Tunisie- Un parti religieux à la tête du pays ?

Il faut qu’on se le dise et qu’on se le répète : pour la première fois depuis plusieurs siècles,  un parti religieux va soit diriger la Tunisie soit être en position d’exercer une influence déterminante sur la vie publique. Il s’agit d’Ennahdha, bien entendu, qui malgré ses dénégations et le contenu de ses statuts, est bel et bien un parti religieux.

Le sondage Sigma au sujet des intentions de vote des prochaines élections place Ennahdha largement en tête, avec 23% des voix, et 40% des sièges, chiffres que nous publions avec toutes les réserves d’usage. Il y a encore 40% d’indécis et il n’est pas impossible que l’écart entre Ennahdha et ses poursuivants se creuse, comme il n’a cessé de le faire au cours des derniers mois. De plus, les alliances avec des partis plus ou moins dociles comme le CPR de Moncef Marzouki, pourront le faire accéder à la majorité absolue dans la future assemblée constituante.

Ennahdha, contrairement à ses dénégations, est un parti religieux.  Certes, les statuts du parti n’y font pas référence. Mais ça c’est de la politique. Quand le chef parle, on voit bien que pour lui, la norme sociale est l’Islam.

Qui est Ennahdha aujourd’hui ?

Rached Ghannouchi est un homme qui dans ses interventions publiques (la dernière sur Hannibal tv samedi soir) a des accents de sincérité souvent convaincants. Il est certainement moins fermé, ou plus libéral que la plupart des leaders islamistes dans le monde.

En matière religieuse, il se déclare contre la coercition, parce qu’elle « est interdite en islam » et parce qu’elle « est inefficace ». Il préfère « convaincre », plutôt que « contraindre » ou « soumettre ».

Par exemple, il est pour la liberté vestimentaire et « alimentaire » (allusion probable à lconsommation et/ou la vente d’alcool). Il est pour le maintien du Code du statut personnel en l’état (polygamie interdite par exemple)[i], pour la liberté de la femme, de circuler, de travailler.

« Nulle contrainte en religion », rappelle-t-il.  « La liberté est la voie vers l’Islam »[ii].

Mais la norme reste l’Islam. C’est implicite mais c’est clair.

Rached Ghannouchi répète qu’il est pour la démocratie, le multipartisme, les élections libres. Et que son mouvement comme lui-même sont contre la violence.

Des témoins crédibles et neutres qui le connaissent nous ont affirmé qu’il est  contre la violence et qu’il a évité à la Tunisie un scénario à l’algérienne, à la fin des années 80 et au début des années 90. Cependant, la responsabilité d’Ennahdha dans les attentats commis au Sahel en 1987 puis à Bab Souika en 1991, est aujourd’hui établie. Des témoins ont parlé. Ils mettent en cause des dirigeants connus du parti. Rien n’indique que Rached Ghannouchi ait été au courant de ces attentats, mais il y a quelques mois, il avait accusé les services spéciaux de Ben Ali de les avoir fomentés. Samedi soir, sur Hannibal tv, il a été bien obligé de reconnaitre, tout en la minimisant, la responsabilité de cadres de son parti. Au minimum, le chef d’Ennahdha s’est contredit. Au minimum.

Sur un autre point, il a également été mis en difficulté. Il a nié avoir jamais critiqué la jeunesse tunisienne ; la vidéo a pourtant fait le tour du web, où il évoque une jeunesse qui sort des universités tunisiennes, mal formée, non politisée, et capable de vendre son pays.

Sur le financement du parti, dans une précédente interview au quotidien Assabah, il affirmait que le parti comptait sur ses 30.000 adhérents dont chacun reversait 5% de son salaire. Cette fois-ci, il a évoqué des centaines de milliers de donateurs qui en font autant et a déclaré que la cour des comptes pouvait à tout moment auditer les finances du parti.

A propos de finances, Rached Ghannouchi est salarié de son parti depuis 1979 (salaire fixé par majliss echoura). Il estime que s’il s’était présenté aux élections, il aurait eu plus de chances que n’importe quel Tunisien.

Enfin, il a montré une haine intacte à l’égard de Bourguiba, accusé d’avoir « tué des générations de Tunisiens » et « d’avoir été un ennemi de la liberté ».

Rached Ghannouchi assure qu’il quittera la direction d’Ennahdha en janvier prochain à l’occasion du prochain congrès. Nombreux sont ceux qui pensent qu’il gardera un rôle de guide, non exécutif mais influant les grandes orientations.

Tel qu’il apparaît dans ses dernières interviews, Rached Ghannouchi semble un homme pacifique, sincère et ouvert. A supposer que cela soit vrai, cela ne signifie nullement qu’Ennahdha est capable de gouverner la Tunisie ou de jouer un rôle décisif dans la rédaction de la Constitution. De plus, l’absence de programme et de vision pour la Tunisie, la pauvreté du discours, sont des indices inquiétants.

La succession de Rached Ghannouchi pourrait d’ailleurs revenir, en janvier prochain, à Hamadi Jebali, un homme incriminé par des témoins dans les attentats de 1987.

Les électeurs tunisiens vont-ils remettre les clés du pays et de l’avenir de leurs enfants à cette mouvance ou bien y aura-t-il un sursaut de dernière minute ?

Boujemâa Sebti


[i] La polygamie n’est pas une obligation religieuse. Elle est de l’ordre du licite, et quand le licite est n’est pas utilisé à bon escient, l’autorité peut l’interdire. Rached Ghannouchi, qui est monogame, rappelle qu’Ennahdha est favorable au CSP et ne compte pas le réviser. Mais le vrai problème qui préoccupe les femmes, dit-il, c’est le mariage. 40% à 50£% d’entre elles ont peur de ne pas trouver de mari et « beaucoup d’entre elles ont déjà raté le train du mariage ».

 

[ii] Sauf indication contraire, toutes les citations proviennent des déclarations de Rached Ghannouchi sur Hannibal tv, samedi soir.

Boujemaa Sebti