Point de vue. A propos du retour de la dictature dans une démocratie

 Point de vue. A propos du retour de la dictature dans une démocratie

Belhassen Trabelsi (frère de Leïla Ben Ali), Leïla Ben Ali (épouse du président dictateur Ben Ali), Zine-el-Abidine Ben Ali et Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL). FETHI BELAID AFP

La Révolution et la démocratie tunisienne doivent-elles craindre le retour de la dictature dont les représentants au Parlement, le PDL, semblent bénis pour l’instant par les sondages ?

 

Les Benalistes autour du PDL, parti fondé par Hamed Karoui, l’ancien chef de gouvernement de Ben Ali, sont emportés par l’euphorie des sondages du jour qui placent ce parti en première position pour les législatives. Déçus par la transition, trop agitée et chaotique à leur goût, et par l’épuisement de l’autorité de l’Etat, ils se mettent à rêver de la réhabilitation du Benalisme, de l’ordre soldatesque comme substitut aux libertés individuelles et publiques. L’autoritarisme, la persécution, l’emprisonnement des opposants, le verrouillage des libertés de « l’ère nouvelle », la corruption de la famille régnante se fêtent encore le jour du 7 novembre. On fête dans ce parti le 7 novembre de Ben Ali et on se réclame du zaïm Bourguiba, effacé de leur mémoire 23 ans durant.

 

Rappel des ingrédients de l’autoritarisme tunisien

Il faut rappeler aux jeunes générations que le régime tunisien d’avant la Révolution était un véritable régime autoritaire avec tous ses ingrédients. On y décelait un autoritarisme mobilisateur, après la décolonisation, autour des questions de développement et de construction de l’Etat, puis autour de la croissance économique, de la stabilité et de la lutte contre les islamistes. Le culte de la personnalité et l’idolâtrie du chef étaient indélébiles, tant avec Bourguiba qu’avec Ben Ali. La Tunisie suivait un autoritarisme de type civil et bureaucratique, plus politique sous Bourguiba, et plus bureaucratique sous Ben Ali, qui s’est entouré de hauts fonctionnaires très loyaux.

Le pouvoir était moniste, avec des variantes. Sous Bourguiba, on avait un président à vie et un parti unique ; sous Ben Ali, on avait un président indéfiniment, voire éternellement rééligible et un parti hégémonique, étouffant des partis d’opposition squelettiques et marginalisés. L’Etat se confondait avec le Parti destourien, puis Rcédiste. Le parti au pouvoir embrigadait toutes les institutions, organisations, associations, presse, syndicats, et même la justice. Le pluralisme était dirigé d’autorité par Ben Ali, qui fixait à lui seul le nombre des partis et le seuil du débat. C’est ce qu’on appelle la « démocratie autoritaire » ou démocrature. La liberté d’expression était verrouillée, les livres critiques interdits, l’édition contrôlée et les médias surveillés de très près. Un néo-patrimonialisme étouffait l’économie du pays et la psychologie sociale. L’entourage de Ben Ali et la famille de son épouse, les Trabelsi, régnaient en maître sur l’économie du pays et intervenaient à leur guise dans les affaires politiques. Les hommes d’affaires étaient sous leur ordre. La famille avait sous sa coupe la moitié du PNB du pays. Les élections ne pouvaient remettre en cause la nature du régime et la personne sacrée de Ben Ali, assuré de sa réélection par la fraude électorale, les pressions et chantages ou par la manipulation du code électoral. Le pluralisme était sélectif. On n’accordait de visas qu’aux partis « amis », pas aux partis rebelles. Ce pluralisme limité n’excluait pas la persécution des opposants et l’emprisonnement des adversaires politiques et même des écrivains. En un mot, le Général Ben Ali régnait dans l’uniformité ambiante autour d’un régime policier, quasi martial, où le Parlement n’avait aucune signification en l’absence de toute souveraineté populaire, de tout droit de vote, de liberté de choix.

 

L’ancien régime et le Parti destourien libre

L’ancien régime est représenté aujourd’hui par le PDL, dont la montée dans les sondages inquiète les Tunisiens. Son véritable poids parlementaire et électoral est de 17 députés sur 217, tant que les sondages restent aléatoires et changeants au gré des circonstances. Il incarne ce qu’on appelle dans l’histoire des révolutions, le camp de la contre-révolution, qui a existé dans la plupart des révolutions ou transitions démocratiques après la chute des dictatures. Durant la Révolution de 1789, la contre-révolution était le fait des royalistes ; dans les pays de l’Europe de l’Est, le fait des communistes ; en Iran, la contre-révolution était représentée à la fois par les partisans de la monarchie du chah et par les réformateurs modernistes et libéraux laïcs qui rejetaient le régime islamique de Khomeiny.

En Tunisie, l’ancien régime s’est, en fait, renforcé durant la transition par les circonstances politiques. On n’y adhère pas par conviction politique, du moins pour ses partisans post-révolution. Il trouve une certaine légitimité dans la faillite des islamistes au pouvoir, dans le rapprochement des forces laïques aux islamistes, dans le déficit de la transition. Le PDL est une nébuleuse. On ne connait pas tout à fait sa philosophie politique, à part sa conversion tardive au bourguibisme. Il n’a jamais dit réellement s’il acceptait les acquis de la Révolution ou pas, s’il acceptait la démocratie ou pas. Son seul programme visible, c’est la contestation des islamistes au Parlement, les grèves au Parlement et le buzz dans les réseaux sociaux.

 

Des garanties contre le retour de la dictature ?

La question qui se pose alors consiste à savoir si nous avons mis des garanties durant ces dix années de la Révolution pour empêcher tout retour à l’autoritarisme ?

Normalement, la Constitution de 2014, qui a tenu compte des acquis de la Révolution, est supposée constituer une garantie empêchant tout retour en arrière. Mais, on le sait, la Constitution a créé elle-même beaucoup de désordres politiques, notamment au niveau du régime politique, qui ne brille pas par sa cohérence et sa stabilité ; et aussi parce qu’on n’a pas encore achevé la mise en route des institutions clés qui y étaient prévues, comme la Cour constitutionnelle qui est, à elle seule, une garantie contre les abus éventuels de la majorité. Même s’il faut reconnaitre que la Constitution a aussi proclamé des droits et libertés publiques et privées.

Il est vrai que ces dix années ont été des années de tâtonnements. On a vu un peuple et une élite politique à la recherche de repères dans une transition confuse, qui continue encore à l’être. Face à des gouvernements fragilisés par des coalitions peu cohérentes, solides et stables, une classe politique peu professionnelle et peu vertueuse, face à des garanties de droit malléables selon la conjoncture politique et les rapports de force, la garantie devrait être recherchée auprès de la société civile (elle-même épuisée), dans l’opinion publique, dans la presse et réseaux sociaux. C’est là où s’expriment véritablement les libertés, là où on dénonce les abus parlementaires et politiques. On se souvient qu’après la Révolution, et notamment jusqu’en 2014, c’étaient l’opinion, la société civile qui ont fait la transition, l’agenda politique, qui ont agi sur l’ANC, à l’aide de l’opposition au parlement, pour pousser les islamistes à revoir leurs copies. La liberté d’opinion et de presse est capitale face à une telle adversité. C’est un acquis irréversible qui, en cas de remise en cause par la contre-révolution, risque de conduire à de nouveaux bouleversements violents. Même s’il y a des abus commis au nom des libertés, dans les réseaux sociaux ou dans les contestations, grèves et sit-ins, ces libertés ont le mérite d’exister.

 

Le souffle révolutionnaire de la liberté

Au fond, la véritable garantie réside dans le souffle révolutionnaire de la liberté, dans la volonté de changement démocratique qui habite les Tunisiens depuis 2011, malgré les difficultés économiques et sociales. Napoléon à l’époque du régime de l’Empire de 1804 à 1815, bien que conquérant toute l’Europe continentale et maître du jeu à l’intérieur de son pays, ne se sentait menacé que par la liberté de l’esprit, des écrivains, qu’il appelait « les libéraux » ou « les idéologues » et par la liberté de presse et d’édition. D’où les censures, restrictions et répressions en la matière. Son régime, si puissant soit-il, et si fragile, dépendait en définitive de sa propre personne. Aujourd’hui, les réseaux sociaux sont devenus envahissants dans le sens positif comme négatif. C’est une arme à double tranchant, mais une arme quand même, qui a appris à faire pression et obtenir gain de cause, comme le montrent les revirements des autorités politiques, surtout lorsque ces réseaux sont relayés par les acteurs, militants et les groupes politiques.

Si les craintes sur la démocratie ne sont pas trop justifiées, il serait naïf de croire que les risques du retour de la dictature sont inexistants, surtout si on observe les expériences étrangères. On a trop tendance en Tunisie, et notamment dans les réseaux sociaux, de voir les travers partout, dans la révolution, dans la démocratie, dans l’islamisme, dans l’ancien régime, dans le régime et l’instabilité politique. Les risques existent dans toutes les démocraties, anciennes ou nouvelles. La démocratie est un système qui remet périodiquement tout en question, qui n’aime pas trop l’immobilisme, qui aime les agitations. On l’a vu en France sous les Gilets jaunes, en Allemagne sous l’effet des migrations ou aux Etats-Unis, désunies sous l’effet Trump.

Dans le passé, les Russes ont détesté la démocratie après la désagrégation de l’empire soviétique, en Pologne, les communistes sont revenus au pouvoir après la chute du mur de Berlin, parce que les gens étaient habitués à l’assistance de l’Etat. La dictature les rassurait paradoxalement sur le plan social et sécuritaire. En Espagne et en Afrique du Sud, on a eu l’intelligence d’associer les représentants de l’ancien régime à la transition démocratique, et même de les convertir au renouveau, pour mieux asseoir le régime Dans les autres pays européens de l’Est aussi, il y a eu des hésitations et des tâtonnements. Puis, la démocratie a commencé à s’enraciner de proche en proche d’une élection à une autre.

La démocratie est en train de frayer sa propre voie. Les islamistes se sont, même machiavéliquement et abusivement, insérés au processus institutionnel et démocratique ; les laïcs ont tenté, tant bien que mal, de faire des compromis avec eux pour sauver la République ou les impératifs vitaux. Plus personne ne conteste les élections. Personne n’a contesté les élections de 2011, de 2014, de 2016 et de 2019. Les libertés sont d’un usage courant. La liberté de presse se renforce de jour en jour. Les conflits ne sont plus réglés par l’usage de la violence. Les juges prennent souvent des décisions courageuses, à contre-courant. On se dispute et on s’entredéchire au parlement, mais les députés de tous bords sont contraints de débattre entre eux, de voter, de s’arranger et de décider, en bien ou en mal. Cela veut dire que la démocratie commence à s’enraciner progressivement dans la conscience des Tunisiens. Seulement, à défaut de connaissance et d’expérience démocratique dans le pays, ils n’y voient que des déformations.

La croyance dans une démocratie immédiate et instantanée, établie parfaitement et magiquement d’un coup, est seulement dans la psychologie collective des Tunisiens, un vestige de la dictature, qui les a trop marqués par son immobilisme et sa sécurité policière, au point qu’ils en sont venus à confondre changement et stabilité.

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Hatem M'rad