Point de vue – Tunisie. La politique sans « masque »

 Point de vue – Tunisie. La politique sans « masque »

La transition et la visibilité des réseaux invitent les acteurs politiques à se faire rapidement des titres de « gloire » usurpés. Mais, les masques tombent vite dans le système politique chaotique tunisien.

 

Nul doute que la technologie numérique et l’interactivité des réseaux sociaux ont une responsabilité certaine dans le nouvel exercice sans fard, sans gant, sans masque, sans tact, pour ne pas dire carrément brutal, de la politique. Le direct, le buzz, la permanence du spectacle introduisent jour après jour l’âge des brutes, celui des nouveaux parvenus en politique ou celui du despotisme virtuel des acteurs, pleinement conscients de leur visibilité, du déroulement de l’image et de ses effets instantanés. Une visibilité qui cache parfois leur insuffisance, parfois leur illégitimité.

La sur-visibilité suscite adversité et provocation. Le véritable gagnant dans ce jeu entre adversaires irréconciliables par l’image et dans le nouvel imaginaire numérico-collectif est moins le plus intelligent, celui que l’histoire est censée retenir, que les balourds de la politique. En cas de bagarre « politique » frivole et loufoque, vue et visionnée par un grand nombre de visiteurs, le vainqueur serait dans ce cas de figure autant l’insulté que l’insultant, tant la polarisation est intense. La quête de grossissement de l’image est efficacement surmontée, dans un sens ou dans un autre. L’un cherche à faire oublier la terreur des terroristes, l’autre à maintenir un ancien régime non révolu, renouvelé sans renouvellement, dont on force l’introuvable légitimité, sans congrès de conversion, sans implantation territoriale. L’un joue les héros, l’autre le zéro. Il y en a même qui, déjà chancelants à l’accouchement, cherchent à narguer leurs maîtres effectifs au gouvernement pour satisfaire leurs maîtres virtuels en haut lieu, en faveur desquels ils exercent une mission « stratégique » de démolition institutionnelle. Certains ministres, désignés par une autorité « supérieure » pour casser une autre autorité supérieure, brillent par leur virginité politique, en défaisant ce que fait leur gouvernement avec lequel ils sont pourtant censés être liés par une politique de solidarité. Le dernier ministre de la Culture, Walid Zidi, un poète lyrique dans son genre, nommé parce qu’il est non-voyant, et non en raison de sa compétence en la matière, débarqué malgré lui dans le monde des loups, sans armes, sans outils, réimposé même par son tuteur après sa démission, en est un cas spécifique. Mais les masques ne durent que l’instant d’un jeu factice.

Les masques tombent vite

L’opinion, comme l’autorité bernée, se réveillent, les masques tombent, même avant la fin de la pièce. C’est la politique « sans masque », ni chirurgicale, ni subtile, digne d’une classe élémentaire. Les masques tombent dans les grandes institutions politiques. Une quarantaine de députés actuels exercent en tant que députés leur premier métier. Cela fait frémir des gouvernés en manque de gouvernance. Sans expérience aucune, ni professionnelle, ni politique, sans même une quelconque expérience municipale ou locale, parachutés par des électeurs eux-mêmes peu au fait de la politique, ou parrainés d’en haut par des acteurs et des partis politiques désireux de remplir une liste électorale à la va-vite. On le sait, au-delà des systèmes et des principes, il y a la connaissance des hommes, du terrain, des choses et des circonstances. C’est tout cela l’expérience politique. On a du mal à imaginer l’idée d’un député de la nation, qui n’a aucune compétence spécifique utile, qui n’a aucun sens de l’intérêt national, qui n’a aucune expérience professionnelle. Un stagiaire imposé démocratiquement en politique, sans doute pour le « bien » d’une collectivité en péril. Absentéistes, ils sont peu enclins au travail et aux réformes en raison de leur insuffisance professionnelle même. Ce qui compte le plus, c’est d’être là, d’être vu et connu, même sans titres de mérite. Profiter d’une transition chaotique, sans mémoire, répétitive, pour faire du surplace ou n’importe quoi, et acquérir aussitôt une forme de « légitimité », celle de la célébrité, des médias, des réseaux et des plateaux de télévision.

Le politique malgré lui, comme « Le médecin malgré lui »

Mais que l’on ouvre exagérément son jeu, avec un « m’as-tu vuisme » politique de mauvaise aloi, ou qu’on tente de l’obscurcir, que l’on prétend être ce qu’on n’est pas ou de ne pas être ce qu’on est, les masques s’abattent aussi vite dans la transition politique tunisienne. La réalité reprend vite le dessus après chaque échéance électorale. Le politique malgré lui est à l’ordre du jour. Un peu comme « Le médecin malgré lui » de Molière, ce faiseur de fagots, ivre et brutal, qui se querelle sans cesse avec sa femme. Celle-ci, pour se venger de lui, fait croire à des domestiques qui cherchent un médecin capable de guérir leur fille devenue muette, que son mari est un médecin prodigieux, mais fantasque, qu’il faut rouer de coups pour lui faire avouer sa profession. Par leurs actes de candidature aux élections législatives, nos députés ont fait croire aux électeurs qu’ils sont des « médecins malgré eux », capables de guérir des « malades non imaginaires », en désarroi, des maux intenses que traverse un pays exsangue. Seulement, ce n’est pas le peuple qui peut rouer ses élus de coups, comme dans la comédie de Molière. Ils s’entretuent eux-mêmes, sans masque, dans une démocratie vulgaire, avec la muflerie en bonus.

Démocrates et jeunes désorientés

Les démocrates ont conscience de cette supercherie. Ils se transfigurent devant un spectacle si affligeant en spectateurs impuissants, ou pour d’autres, en voyeuristes sans vision. Ils n’étaient pas rassurés de la compétence despotique et de bonne tenue, il est vrai, des acteurs du passé ; ils ne le sont pas non plus de l’incompétence démocratique, mais vulgaire des acteurs du présent, surtout au Parlement, haut lieu de la démocratie, de la moralité publique et de la souveraineté.

Les jeunes et les nouvelles générations post-révolution n’ont vu se défiler devant leurs yeux que des parlements défigurés par des chenapans, sans morale, prêts à tous, à vendre leurs âmes au diable. Ils ont vu une nouvelle race de « représentants du peuple » ou de « commis d’Etat ». Ils ont aussi vu des soi-disant indépendants, très calculateurs, saisissant dans le vif sans scrupules dans leurs actes de candidatures, et à l’avance, le sens de la loi du plus offrant dans le mercato saisonnier. Sachant que les indépendants sont la première cible de la transhumance du bétail. Le taux de nomadisme parlementaire est variable selon les rapports de force du jour, selon les alliances et selon la conjoncture politique. Plus la majorité ou les grands partis bien pourvus sont coincés, plus ils éprouvent la nécessité d’affaiblir le camp d’en face, plus le taux et les enchères montent. Une opposition parlementaire et gouvernementale au président Kais Saïed se paye chère par exemple ces jours-ci.

Aux dernières nouvelles, le taux boursier du « tourisme » parlementaire a atteint les 150 milles dinars (50 milles euros), de l’aveu même d’un député transfuge, dit indépendant, qui a peut-être marchandé l’offre avant de la dénoncer héroïquement. Là aussi les masques tombent. On commet l’illégalité, puis on dénonce de crainte d’être dénoncé. Il ne faut pas s’étonner, demain, si on trouve ce même député indépendant et dénonciateur dans un autre camp, lui qui s’est déjà distingué par plusieurs excès au parlement. Faut-il à l’avenir y aller jusqu’à interdire les candidats indépendants pour atténuer la corruption ? Ce n’est ni démocratique, ni juste, ni politique. Faut-il alors les laisser corrompre l’atmosphère politique ? Mais les indépendants ne sont les seuls visés, même s’ils constituent un appât facile. Le système entier est friand de masques. Il les fabrique à bas prix, il les exploite dans les réseaux, puis il les jette comme un malpropre à la moindre occasion contraire. Pourquoi veut-on qu’on n’en abuse pas ?

Hatem M'rad