Point de vue. Hybridation de la plupart des régimes politiques

 Point de vue. Hybridation de la plupart des régimes politiques

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La plupart des systèmes politiques glissent aujourd’hui vers des formes hybrides, abâtardies, éloignées de leurs principes d’origine.

Étonnamment, on observe une hybridation de tous les régimes politiques, ou du moins de la plupart d’entre eux. Ces régimes sont désormais faussés, déréglés, déviant ostensiblement de leur sens originaire ou fondamental. Les Grecs parlaient autrefois de « corruption des régimes » lorsque les « formes pures » de ces régimes évoluaient en « formes impures » ou dégradées. Ainsi, pour Aristote, la tyrannie est la forme dégradée de la monarchie, l’oligarchie est la forme dégradée de l’aristocratie, et la démocratie est la forme dégradée de la politie (gouvernement établi dans l’intérêt des masses, des pauvres). Ce que les Grecs avaient bien perçu dans le passé se reproduit encore aujourd’hui. La démocratie est devenue illibérale, les dictatures sont devenues flexibles et moins rigides, le libéralisme est devenu libertarien et exagérément néo-libéral, et l’islamisme est devenu (ou plutôt se veut) « modéré ». En somme, de quoi désorienter les politistes.

Cette désorientation, provoquée par l’hybridation des régimes politiques et idéologiques contemporains, est d’autant plus remarquable que la transformation ou « corruption » de ces régimes (au sens grec du terme) et de leurs principes de base obscurcit leurs frontières respectives, tant vis-à-vis d’eux-mêmes que des autres régimes.

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La « démocratie illibérale » (illiberal democracy), expression introduite et précisée par l’auteur et journaliste américain Fareed Zakaria en 1997, est une autre forme d’hybridation. Cette « démocratie sans libéralisme », popularisée également par d’autres régimes et dirigeants (Turquie sous Erdogan, Hongrie sous Orbán, États-Unis sous Trump, Tunisie sous Saied), désigne des régimes où des élections existent formellement, mais où l’État de droit, la liberté de la presse, les libertés individuelles et les droits fondamentaux sont délibérément affaiblis par le pouvoir, souvent incarné par un dirigeant populiste et rigide. Cette démocrature abâtardie, relevant du contorsionnisme pur et simple, est d’autant plus paradoxale que la démocratie repose justement sur ces valeurs fondamentales.

En général, ce sont des démocraties qui basculent, pour plusieurs raisons, notamment avec l’arrivée au pouvoir d’une personnalité au profil autoritaire et populiste, soutenue par un parti qui lui est personnellement inféodé, vers une forme de démocratie dirigée ou autoritaire. Le dernier exemple en est Trump II, lors d’un second mandat, encore plus revanchard et aigri, et plus autoritaire encore que le Trump I du premier mandat.

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Inversement, on trouve aussi des « dictatures », entendre par là des dictatures d’origine, de plus en plus flexibles. De nombreux régimes, à la base autoritaires, ont compris en effet qu’une répression brutale et visible n’était plus toujours nécessaire ni utile au gouvernement, outre qu’elle est mal perçue. À la place, ils utilisent la surveillance numérique, la censure subtile et le contrôle économique pour asseoir leur pouvoir tout en maintenant une façade d’ouverture. À vrai dire, cette forme hybride a souvent existé dans le passé. Que l’on pense à la Tunisie de Ben Ali, à l’Algérie de Tebboune, à l’Égypte de Sadate, à la Jordanie, à la Russie de Poutine, au Venezuela de Chavez et de Maduro, tous habitués au minimalisme électoral et à la façade pluraliste et non démocratique. Ces régimes concèdent seulement un pluralisme limité, mais avec deux exigences fermes, comme l’a relevé Juan Linz : d’abord, seul le pouvoir central autorise les groupes et partis concernés à intervenir politiquement ; et ensuite ces groupements n’ont pas le droit de contester les fondements du régime, ni de remettre en cause le chef au pouvoir ou la légitimité de la forme autoritaire elle-même. Concrètement, ces dictatures ouvertes sont organisées autour d’un parti hégémonique, celui du pouvoir, autour duquel vivotent plusieurs partis groupusculaires, sans aucune chance de parvenir au pouvoir.

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Le « libéralisme » glisse à son tour, autre hybridation, vers un néo-libéralisme de type libertarien. Le libéralisme classique, à caractère démocratique, et parfois social, prônait à la fois la liberté économique, tout en admettant le principe d’ajustement et de régulation du marché par un interventionnisme étatique. Il n’omet pas d’établir des contre-pouvoirs, et de limiter la dilution du pouvoir : raison d’être même du libéralisme. Mais le courant libertarien pousse cette logique à l’extrême, prônant une autonomie individuelle absolue, anarchique, souvent au détriment du rôle de l’État et des solidarités collectives. Ce système est soutenu aux États-Unis sous Trump par les deux extrêmes, le camp des fortunés et le camp des marginaux. Les États-Unis ne vivent pas sous Trump un changement, ni une révolution, mais une contre-révolution conduite par un populiste libertaire, qui ne croit visiblement pas à l’égalité des chances et à « The American Way of Life » tracé par les Pères fondateurs. Le pouvoir, comme les droits individuels mêmes, appartiennent alors aux puissants qui ont réussi à faire leurs preuves sur le marché, et donc qui acquièrent le droit de montrer leurs muscles en réduisant les droits et les libertés des plus faibles, qui décident unilatéralement, qui croient tout savoir, même si les populations ne partagent pas forcément leurs convictions, ou plutôt leurs préjugés. On est loin du libéralisme philosophique, celui qui considère que les libéraux sont d’abord ceux qui croient que « le monde obéit à des lois que nous ne maîtrisons pas » (F. Hayek, G. Sorman) ou ceux qui croient que les hommes sont « faillibles » (K. Popper).

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Enfin, l’islamisme théocratique, idéologique et terroriste glisse lui aussi vers la tiédeur d’un islamisme politique, et parfois trop politisé. En somme, vers un islamisme qui ne veut pas trop montrer son islamisme, qui tente de donner le primat au politique. Certains mouvements islamistes cherchent ainsi à se distancer de la violence, tout en restant attachés à un projet de société fondé sur la religion, conçue juste comme une morale communautaire autoritaire. Ennahdha en Tunisie n’a pas fait autre chose après la révolution, notamment en revêtant un habillage « démocratique » et « modéré », et en abandonnant la stratégie radicale de combat des années noires sous Bourguiba et Ben Ali. C’est le cas aussi du nouveau venu Al-Joulani en Syrie, adepte d’un islamisme plus politique, plus ciblé, relativement tolérant, pour ne pas mécontenter les puissances qui l’ont mis en place. Même l’Arabie Saoudite du ténébreux Mohamed Ben Salmane, qui a plusieurs péchés à racheter, aspire à « révolutionner » le système théocratique par une modernisation sauvage et outrancière, permise par les rentes du pays. Comme si le progrès technologique poussait à séculariser et à dynamiser un tant soit peu un régime immobilisé jusque-là dans le temps profond. Dans tous ces cas, cet islamisme « doux » marque une évolution stratégique, visant à capter une audience plus large, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, et à tenir compte des bouleversements géopolitiques depuis le « printemps arabe ».

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En somme, on assiste à une hybridation des modèles politiques et idéologiques, rarement pour le meilleur (plus de pragmatisme et d’adaptation aux réalités modernes), mais souvent pour le pire (une dilution des principes et un opportunisme politique qui fragilise les démocraties et les libertés). La grande question est de savoir si ces transformations sont des phases transitoires ou des mutations durables du monde contemporain.