Point de vue – Syrie. Vers un Etat islamiste « light »

 Point de vue – Syrie. Vers un Etat islamiste « light »

SYRIE-AHMED AL CHARAA (Photo : AFP)

Ahmed al-Charaa, âgé de 43 ans, né en Arabie Saoudite, connu également sous le nom de guerre Abou Mohammed al-Joulani, qui a fréquenté l’Université de Damas, est un ex-combattant d’al-Qaïda en Irak, puis de l’Etat islamique de Daech, qui a connu l’emprisonnement à Abou Ghraib et Camp Bucca après sa capture par les Américains.

Puis, il a rompu avec Al-Qaïda et Daech en formant un nouveau groupe islamiste Hayat Tahrir al-Sham (HTS). La position de force joue en ce moment en sa faveur, notamment avec le soutien de la Turquie et du Qatar. Après la chute du régime de Bachar al-Assad, responsable de quatorze ans de guerre civile (et réfugié en Russie) et la chute du clan Assad en entier après cinq décennies de règne sans partage, il a mené l’offensive depuis la région d’Idlib, où Al-Joulani s’est replié après la chute d’Alep en 2016 et la victoire des forces pro-Assad soutenues par la Russie et l’Iran.

C’est à partir d’Idlib, région du nord-ouest sous contrôle turc, qu’Al-Joulani a conduit ses troupes à la prise de Damas et à la chute du régime d’Assad. Sa stratégie repose sur trois axes : l’islam sunnite, le nationalisme syrien et la refondation de l’Etat. On y est. Une synthèse qui n’est pas très éloignée de celle mise en place par son allié principal, Erdogan qui, lui-même, faut-il le souligner, n’a jamais rejeté le modernisme. Al-Joulani peut maintenant confortablement s’auto-investir confortablement président par intérim de la Syrie. Ce qu’il a fait le 29 janvier 2025.

Dans ses premières déclarations en tant que président par intérim, Al-Joulani a promis de « préserver la paix civile », de respecter les différentes confessions syriennes (chiites, sunnites, chrétiennes et autres) et d’engager un « dialogue national » pour reconstruire le pays. Cette ouverture ne semble pas totale, puisqu’une chasse aux sorcières impitoyable a eu aussitôt lieu contre les Alaouites et les partisans et les soldats du régime de Assad. Le pays est exsangue, aggravé par une situation humanitaire critique. La lecture islamiste du pouvoir est d’emblée affichée, les femmes doivent garder leur hijab et tout l’entourage du « président » est islamiste. Il faut voir la question de l’éducation qui sera un véritable test. Et les mesures autoritaires ne sont pas en reste, comme la suppression des subventions sur le pain et le carburant. Les alliés sont bien présents : autorisation de l’envahissement des marchés par des produits turcs, et le Qatar s’apprête à contribuer au financement des salariés des employés du secteur public en Syrie, très probablement avec la bénédiction des Etats-Unis et de l’Europe, pour lesquels la stabilité politique et l’assurance des marchés priment la question des libertés. La transition de type « démocratique » ne semble donc pas être la priorité de l’ordre du jour. L’homme s’est déjà investi président pour une période dite de transition de quatre ans, jusqu’aux prochaines élections. Dans le monde arabe, nul ne l’ignore, jamais un pouvoir pris par la force (coup de force ou révolution) n’a été remis pacifiquement et démocratiquement aux citoyens, à d’autres vainqueurs électoraux ou à d’autres adversaires civils. On se maintient par les liens du sang, la ‘assabiyya (chère à Ibn Khaldoun) et la force des armes. On dialogue, mais on ne touche pas au pouvoir.

Il est vrai qu’au vu de son itinéraire, Al-Joulani a opéré quelques transformations et conversions notables, et semble adopter une gouvernance « pragmatique », passant de chef djihadiste à une figure politique cherchant à s’intégrer dans le paysage international. La barbe est désormais taillée et affinée, la cravate bien droite et le costume sobre remplacent le turban sur la tête et la tenue du combattant islamiste de terrain. Les journalistes occidentales devaient dans les premiers jours garder le hijab, maintenant il les reçoit sans hijab. Les consignes des Etats sponsors semblent claires : rendre le nouveau régime islamo-autoritaire crédible et acceptable pour l’Occident, pour le Proche-Orient et pour ses amis. Ni Etat laïc et multiconfessionnel total, ni islamisme combattif et radical. Un islamisme light ou attiédi fera l’affaire. Ses laudateurs y voient même la naissance d’un « homme d’Etat ».

Cependant, cette transition suscite des inquiétudes quant à l’avenir des libertés en Syrie. Malgré une rhétorique modérée, le passé d’Al-Joulani et de HTS ne plaide pas en sa faveur. Loin s’en faut. Il est marqué par des violations des droits humains et une gouvernance despotique. De nombreuses voix s’élèvent pour exprimer leurs craintes concernant le maintien de l’ordre politique actuel et l’absence de véritables libertés pour la population syrienne. La communauté internationale, lassée par la dureté du régime de Bachar, observe prudemment cette nouvelle phase de la politique syrienne, alors que le pays tente de se reconstruire après des années de conflit. Les défis sont immenses, et la question de la préservation des libertés fondamentales reste au cœur des préoccupations, surtout des syriens, qui risquent de voir une nouvelle dictature islamiste se substituer à une ancienne dictature laïque.

Il y a en effet de bonnes raisons de douter du respect des libertés sous Al-Joulani. La répression politique n’a pas disparu, hélas. Al-Joulani a réprimé les opposants, y compris des activistes, journalistes et groupes dissidents. On s’achemine vers une application peut-être limitée de la charia. Bien que plus modéré que Daech, il impose des restrictions sur la liberté d’expression et les droits des femmes. La démocratie ne semble pas être parmi ses premières préoccupations. Il ne tolère pas d’alternative politique crédible à son autorité dans les zones sous son contrôle.

Alors les scénarios possibles sont multiples. On y voit trois : ou bien maintien du statu quo, puisque Al-Joulani continue à gouverner Idlib de manière autoritaire sous prétexte de stabilité ; ou bien évolution vers un régime plus ouvert. Solution peu probable à court terme, quoique la pression internationale et locale pourrait pousser à un assouplissement ; ou bien, enfin un changement de leadership. Une révolte interne ou une intervention extérieure pourrait modifier la donne. Mais le plus probable est qu’on s’achemine vers un régime de Dieu « light », acceptable, une sorte d’islamisme adouci, gage de stabilité pour la Syrie, de durée au pouvoir pour Al-Joulani et de soutien des alliés et des contributeurs turcs, qataris (occidentaux, et même israéliens). La question se pose encore et encore : y a-t-il un islamisme modéré ? Peut-on s’attendre à des ouvertures politiques et démocratiques quelconques de la part d’un ancien islamiste idéologique et d’un ancien terroriste dogmatique ? On en doute. Mais wait and see, comme disent les Anglo-saxons.

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