L’inconnue islamiste en Algérie

 L’inconnue islamiste en Algérie

© AFP


L’islamisme est aujourd’hui une nébuleuse en Algérie. Tout le monde parle, s’agite, discute, revendique sauf eux. Ils sont débordés par la masse des manifestants. Est-ce une stratégie préméditée ou une passivité qui leur est imposée par les faits ?


En Algérie, on arrive à comprendre la volonté des manifestants contestant le régime, à détecter l’ambition de l’armée qui tente comme toujours de sauver indéfectiblement son statut et ses privilèges. Et encore, le moment historique brille par son incertitude. Mais, les islamistes constituent, eux, une inconnue dans l’inconnue. On s’interroge à leur sujet : ou ils entretiennent le clair-obscur sur leur stratégie ou ils se trouvent réellement dans une sorte d’impuissance relative. En tout cas, les avis des observateurs algériens et étrangers ne convergent aucunement sur le nouveau rôle des islamistes dans ce climat de fin de règne politique et sur leur place future dans la transition.


Certains écrivains, comme Mohamed Sifaoui ou Benjamin Stora, considèrent que l’islamisme algérien n’est plus ce qu’il était. Il ne pèsera plus dans un échiquier politique démocratique. La population est gênée par les tentatives d’intrusion des islamistes dans des manifestations censées être « séculières », exigeant juste la chute du régime politique, aspirant à la démocratie, à la liberté et au constitutionnalisme, et non la réhabilitation de la providence, même imprégnée de politique. Visiblement, les manifestants ne voudraient « ni maître » dans l’immédiat, « ni dieu » pour demain. Les islamistes eux-mêmes n’ont pas osé brandir leurs slogans, drapeaux noirs et symboles traditionnels. En effet, beaucoup d’observateurs pensent que les islamistes algériens ne sont plus aussi structurés qu’autrefois et aussi unifiés. Certains collaborent avec le pouvoir, d’autres font du commerce. Les générations d’aujourd’hui ne ressemblent en rien à ceux des années de braise. La société algérienne a, à son tour, évolué et changé. Elle est plus ouverte, plus mixte, plus flexible qu’autrefois. Les femmes se libèrent de proche en proche du carcan traditionnel. Les jeunes montent soudainement au créneau. Ils ont subi les effets de la culture numérique, des réseaux sociaux, qui créent des besoins irrépressibles de participation aux valeurs du monde. Même si le déclin de l’islam politique n’efface pas le piétisme des populations, toujours en vigueur, toujours prêt à être exploité politiquement.


D’autres, comme François Burgat, sont, au contraire, plus réservés. Celui-ci considère que « le double mythe récurrent de la disparition des islamistes ou de leur incompatibilité avec la transition démocratique constitue une impasse construite avant tout sur le Wishful Thinking simplificateur des observateurs occidentaux » (Middle East Eye, 18 mars 2019). On n’a pas encore démontré que les islamistes sont totalement étrangers à cette vague de protestations ou qu’ils soient indifférents à la chute du pouvoir. Il y aura encore, d’après lui, des islamistes dans le paysage politique algérien, même si le mouvement en 2019 n’est plus celui de 1992. Comme en Tunisie ou en Egypte, les émeutes et les revendications voulaient d’abord se soustraire aux forces politiques constituées. Or, en Algérie les islamistes se sont compromis avec le pouvoir et ont perdu toute crédibilité en tant que force d’opposition. Ce n’est donc pas un hasard si les forces laïques se trouvent aux premières loges aujourd’hui.


En partant de l’expérience tunisienne, qui a vu des islamistes s’exprimer librement, puis exercer le pouvoir par l’urne, il apparaît que la réalité est entre ces deux tendances contraires. En Egypte, même si leur participation aux manifestations contre le régime à Maydan Ettahrir n’était pas très voyante, l’islam politique radical n’était pas moins incrusté dans la vie sociale. Frères musulmans et salafistes exerçaient une forme de tutelle en rendant service aux déshérités et en prenant en charge la solidarité sociale. En Tunisie, les islamistes étaient en prison ou en exil. Les fidèles étaient terrés, mais toujours en alerte et n’attendaient qu’un signe de leurs dirigeants, ou leur retour, pour se manifester au grand jour. Les islamistes n’ont certes nullement participé aux émeutes ou aux pressions conduisant à la chute de Ben Ali. Mais, alors qu’ils étaient en exil, en prison ou dans la clandestinité, sont réapparus en force, et de manière soudaine, après la chute de Ben Ali. Rapidement, en quatre ou cinq mois, ils ont retrouvé la force de leur organisation et de leur discipline, puis ont remporté les élections de la Constituante de manière démocratique en octobre 2011. Chose qui leur a permis de maîtriser le processus institutionnel, et de laisser leur empreinte sur la nature du régime politique, malgré les dérives, violences, assassinats et les tentations d’islamisation de la société qui ont caractérisé les trois années de leur leadership à l’Assemblée constituante et au gouvernement. Défaits aux législatives par le parti libéral Nida Tounès en 2014, ils n’en ont pas moins gardé une influence certaine et palpable sur le système politique, par leur participation à la coalition gouvernementale, grâce notamment à la déconfiture du parti au pouvoir, Nida Tounès.


On devrait ainsi être plus circonspect sur les stratégies de mutisme, du kitmân, de taqiyya, propres aux islamistes. Exile and return, comme l’exprime la maxime anglaise, est une stratégie qui leur convient. Ils ne sont pas là, ne veut pas dire qu’ils ne sont plus là. Ils ne veulent pas susciter très tôt le mécontentement local et international ou user prématurément leur crédit. Ils n’ignorent pas qu’ils sont impopulaires en Algérie en raison des années de braise ou de Daech. Ils attendent que le paysage politique s’éclaircisse, qu’ils s’assurent de la chute du pouvoir, comme avec Ben Ali et Moubarak. Ils observent, aiguisent leurs stratégies, procèdent à la réunification de leurs rangs. Une fois que le pouvoir défait, que le jeu politique se clarifie, que la démocratie est proclamée, qu’ils obtiennent des garanties sur leur droit de participation politique, on les verra très probablement ressurgir, avec des appuis solides de l’Internationale islamiste, et notamment des pays du Golfe.


Cela ne veut pas dire que l’islamisme n’a pas subi des changements en rapport avec le jeu pluraliste des transitions démocratiques. Les expériences pluralistes sont variables. Si les islamistes ont été battus aux élections législatives libyennes de 2012 par les libéraux, ils ont remporté des élections en Tunisie en 2011, même s’ils sont relativement en déclin dans ce dernier pays, comme aux municipales de mai 2018 (mais ces élections locales ne préjugent de rien sur le plan politique).


L’islamisme d’aujourd’hui semble être plus maîtrisable que celui du passé, même s’il reste menaçant et pernicieux. Le FIS, qui tend à se régénérer et se prépare à revenir, ne peut tout faire, comme dans les années 80. Le monde a changé. En Tunisie, ils se sont intégrés dans les institutions et dans le jeu pluraliste et démocratique, et le modèle tunisien peut servir de guide d’orientation dans une éventuelle transition algérienne, en dépit des spécificités des uns et des autres. Les islamistes n’ont plus le choix qu’entre l’intégration à la démocratie, la méthode Al-Sissi ou le modèle de Daech. Une manière de dire qu’ils n’ont plus vraiment le choix. Le monde se resserre contre eux. Tant les Américains (Trump) que les Européens (UE) et les Russes (Poutine) ne veulent plus négocier avec eux, ni cautionner leur place ou leur statut dans le nouveau paysage politique. Mais, pour l’instant l’inconnue demeure.

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