Point de vue. La Tunisie re-martyrisée

 Point de vue. La Tunisie re-martyrisée

FETHI BELAID / AFP

Les Tunisiens peinent à survivre politiquement, économiquement et socialement. Tout le pays est martyrisé par un homme hostile, qui gouverne brutalement sur la base d’une faction de quelques milliers d’individus, tout en jouissant de ses échecs électoraux successifs.

Abdelaziz Thaâlbi aurait pu écrire aujourd’hui son livre La Tunisie martyre (1920), pour lancer, non pas son réquisitoire dénonçant l’exploitation politique et économique de la Tunisie sous la colonisation française, ni même pour s’attaquer à la dictature semi-séculaire des pères de l’Etat « national » et de leurs suites, mais pour exprimer un autre réquisitoire contre le délabrement national généralisé, contre la confiscation des pouvoirs et la perte de légitimité d’un homme, un national parmi les nationaux. Il a suffi d’un coup d’Etat soudain et trompeur, notamment après la libération politique et historique d’une nation par une révolution vraiment populaire, pour renouer avec la férocité politique de l’ancien régime.

Un peuple livré aux caprices d’un homme, élu de manière très chanceuse au second tour de 2019, qui ne représente plus rien aujourd’hui, juste des broutilles, comme le montre la énième et misérable consultation du jour, un très banal et malheureux second tour aux législatives du 29 décembre, est un peuple « martyrisé », dans un pays où la citoyenneté – cédant la place à la sujétion du jour – n’a pas été le modèle de société envisagé par l’Usurpateur. Et le peuple s’en est bien aperçu, quoiqu’assez tardivement pour la plupart.

Le peuple n’est plus rien, il disparaît sous les décombres des 88,60% des abstentionnistes « récidivistes » de ce deuxième tour, désormais volontaires et « actifs », maîtres de l’urne, même par l’abstention. Mais aussi, hélas, des abstentionnistes effacés par les 11,40% de votants du Confiscateur. Le peuple n’est ni pouvoir, ni loi, ni justice, ni constituant, ni argent, ni travail. Un « peuple poussière », comme le disait Bourguiba, et qui, sans doute, « retournera poussière », comme le dit la Bible. Le peuple a tout perdu, de confiscation en confiscation, de réduction en réduction, de mépris en mépris, d’échec en échec. Il est « martyrisé ». Un système de démocrature, penchant de proche en proche vers la dictature, prend désormais place, subsumée par la folie des grandeurs ou par « l’inflation du moi » (Françoise Giroud).

Alors, qu’apporte-t-elle de nouveau cette consultation au sort du peuple ? Rien. Du vide ne peut sortir que le néant. Un double 11%  de votants traduit un vide sidéral, stérile, où les valeurs ont du mal à trouver consistance. Les chiffres, comme l’interprétation des chiffres et résultats électoraux émergent de l’insignifiance. On est dans le factice et la frivolité, la science politique ne peut que démissionner de la futilité analytique des sondages du jour et de l’extrapolation des chiffres du non-sens. La politique a certes un sens, mais elle est en l’espèce inversée. Elle n’est plus préoccupation collective, ni « vivre ensemble », ni le « nous ». Elle est le « je » qui « vit seul », qui n’est pas « nous », qui est loin de « nous », et pire encore, qui est contre « nous ». Même le système khaldounien de la « a’ssabiya » exige du chef, au-delà de son autorité, le soutien et la solidarité du groupe, ainsi que la protection et la défense de ses intérêts.

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Le peuple n’est plus rien. Un homme au pouvoir s’est permis de violer la loi, parce qu’il ne pouvait pas goûter au pouvoir dans un régime parlementaire. L’homme s’est cru supérieur à la loi et à la volonté du peuple constituant, il a déchiré le contrat le liant au peuple dans le cadre d’un statut présidentiel subalterne, outre qu’il a déchiré le contrat qui liait le peuple à l’ancienne majorité parlementaire. Le peuple n’ayant plus de protection, ni aucun recours contre le despotisme de l’état d’exception, il faudrait alors revenir aux fondamentaux de la politique, tels que tracés par les philosophes politiques. Il faudrait à l’avenir, pour toutes les parties politiques et pour la société civile, réhabiliter l’idée ou constitutionnaliser le principe du droit de résistance à l’oppression illégitime. Ce droit est l’acte par lequel un peuple, ou une partie du peuple récupère ses droits, par sa résistance à un pouvoir « supérieur » qu’il considère à juste titre comme arbitraire. C’est un droit lockien, sur lequel ont œuvré les Monarchomaques protestants du XVIe siècle, droit du « citoyen vigilant » (Alain) et, plus encore, du citoyen agissant même dans la défense de ses droits et libertés, droit inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme (article 2), la Déclaration d’indépendance américaine de 1776 et dans certaines Constitutions aujourd’hui en vigueur, comme la Loi fondamentale allemande (article 20). John Locke a même participé en 1669 à la rédaction de ce droit dans les « Constitutions fondamentales de Caroline » (droit repris par d’autres colonies). La Déclaration de 1789 considère même ce droit de résistance à l’oppression comme un des quatre « droits naturels » (fondamentaux) et imprescriptibles garantis par elle, avec la liberté, la propriété et la sûreté. Un droit nécessité en tout cas, sur le plan politique, par la perte du « trust », de l’équilibre et de la confiance dans les rapports de la société avec le pouvoir, bases du contrat politique.

La question se pose : y a-t-il un droit plus « fondamental » que ce droit-là, droit de survie de tout un peuple, dont dépend l’existence de tous les autres droits des individus ? On en doute. Qu’est-ce que la liberté, la loi, l’égalité, la propriété, la sécurité, la justice sans le droit de résistance du citoyen contre l’oppression ? Rien. C’est ce dernier principe politique qui garantit leur existence, leur vie et leur survie, qui les sort de leur tanière et balise la voie de leur « salut laïc ». Le processus électoral est usurpé, comme les bases constitutionnelles de l’Etat, les droits et libertés. La liberté d’expression et d’opinion elle-même, socle de la Révolution, est battue en brèche par le renversement de tout l’ordre constitutionnel. On n’obéit plus à la loi ou à une règle générale, mais à un homme : c’est la définition même du despotisme.

La « Tunisie martyre » vit une autre tragédie. Le pays est « re-martyrisé » par la folie d’un pouvoir irrationnel, en perte de lucidité, incapable de penser la politique avec les Tunisiens, parce qu’il préfère la penser contre eux. Inimaginable.

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