Point de vue – Tunisie. La révolution est-elle « un bloc »?

 Point de vue – Tunisie. La révolution est-elle « un bloc »?

Le débat consistant à savoir si une révolution est « un bloc » ou pas, et si elle peut être considérée comme une homogénéité historique, reste ouvert en sciences sociales et en science politique.

Clemenceau disait, non sans orgueil, sur un ton péremptoire : « La révolution est un bloc. Un bloc dont on ne peut rien distraire, parce que la vérité historique ne le permet pas ». « Vérité » d’un homme politique ou d’une réalité historique. La révolution semble bien un « bloc » sur le plan des faits historiques et de la temporalité, ainsi que de la succession des évènements politiques. Une rupture historico-politique radicale emporte tout sous son sillage, notamment les phénomènes secondaires. Quand il y a une révolution, il y a en effet une tendance à l’absorption des événements subséquents qui se déroulent sous ses auspices en vertu de la force symbolique ou de l’intensité historique du phénomène. La révolution a une certaine logique, souvent irrésistible, qui commande le déroulement des événements ultérieurs, et qui hante l’esprit des acteurs politiques et même de l’opinion dans la suite des événements. 

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Mais la révolution n’est pas toujours un « bloc » sur un plan politique ou culturel ou même moral. Il y a souvent la bonne révolution (l’introduction des nouvelles valeurs, nouveaux droits et libertés), admise par beaucoup ; et il y a la pire (assassinats, violence, persécution), une phase détestée par beaucoup, même si elle peut être admise par certains comme étant une conséquence inéluctable. Entre les deux peuvent s’interposer des situations intermédiaires, semi-chaotiques et semi-confuses, peu clairs et descriptibles. Il y a bien un aspect démocratique et moral de la révolution et un autre aspect violent, dérangeant, chaotique, immoral, dictatorial et sanguinaire. Sont-ils naturellement et nécessairement liés ? 

Difficile question non soluble d’un trait de plume ou par la métaphysique intellectuelle. En principe, toutes ces situations, bénéfiques ou maléfiques ou intermédiaires prennent en apparence racine d’un seul fait originaire : l’acte révolutionnaire. Cette confusion du « bien » et du « mal » révolutionnaire se complexifie, si on considère que les grandes éruptions historiques tirent leur source d’un bouillonnement sous-jacent des temps ordinaires eux-mêmes et du passé. Les Lumières françaises d’avant la Révolution ou les militants politiques et associatifs tunisiens de l’opposition à la dictature de l’ancien régime faisaient-ils tous partie du bloc de la révolution ou bien devraient-ils rester cloisonnés à la période anté-révolutionnaire, comme s’ils n’avaient jamais existé ou aucune emprise effective sur la révolution ?

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Cela dit, là où le bât blesse, là où se situe le problème, si on restreint le champ de la réflexion à la « bonne » ou la « mauvaise » révolution, c’est lorsqu’il faudrait se demander si, en acceptant la « bonne » révolution, il faudrait automatiquement et nécessairement accepter avec elle, comme un « bloc », la « pire », ou les autres situations postérieures qui leur sont parfois étrangères sur le plan politique ou philosophique (parce que manipulables ou exploitables pour d’autres motifs), ou toutes les conséquences historiques et politiques qui en résultent et qui se succèdent, comme semble le suggérer Clemenceau ? Et si c’est le cas, jusqu’où faudrait-il s’arrêter dans l’enchaînement des événements relevant de, ou subsumés par la révolution. 

Cela est généralement le cas lorsque l’on s’en tient à la signification de l’acte révolutionnaire premier. Les historiens français ou autres peuvent considérer qu’il y a une logique révolutionnaire unique et homogène entre 1789 et la terreur de 1793 (peut-il y avoir 1789 sans 1793 ?), ou une succession logique dans les révolutions de 1789, de Juillet de 1830, et de 1848 qui a fait proclamer la IIe République, et même par extrapolation dans celle de mai 1968. Logique qui se ressource dans tous les cas de la révolution de 1789, l’agitateur symbolique suprême. Comme les Russes peuvent dire que le « rideau de fer » est la conséquence du « bloc » de la révolution bolchevique. Comme les historiens iraniens peuvent dire tout autant que la quête de la puissance nucléaire de cet État est la conséquence d’une révolution qui a isolé l’Iran dans la région, devenue la cible de l’Occident mécréant. Comme, en dernier lieu, les historiens Tunisiens peuvent toujours considérer que l’islamisme se ressource de la révolution, tout comme le coup d’État de Saied du 25 juillet. 

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D’ailleurs, toutes les révolutions, ainsi que ses philosophes, ne cessent de  s’interroger sur ces multiples et successifs « faits » et significations de la révolution, sur le penchant à choisir, sur le fait (sélectif) le plus porteur, en rapport bien entendu avec leurs présupposés idéologiques ou politiques ou avec leurs propres valeurs de base. Généralement, le bon penchant de la révolution l’emporte quand on est partisan de la révolution et le mauvais penchant quand on lui est hostile. Mais on peut encore ne pas être d’esprit révolutionnaire, détester la violence ou être d’esprit libéral, bourgeois, pacifique et démocratique, et prendre fait et cause pour la révolution et ses valeurs, comme pour beaucoup de Tunisiens, notamment au début de la révolution après 2011, quand celle-ci a effectivement fini par débarrasser le pays d’un dictateur gênant pour tous et créer une atmosphère romantique dans le pays. Même les islamistes ont soutenu la révolution contre un dictateur qui les a longuement persécutés. Inversement, on peut être de type révolutionnaire et ne pas accepter les déviances politiques, économiques, ou sociales d’une révolution dont on n’a pas souhaité les effets désagréables. Seuls la contre-révolution, avec ses philosophes et acteurs, a une position nette, radicale. Elle rejette, elle, la révolution « en bloc », sans nuance, Maistre de France et Burke en Angleterre ont rejeté radicalement la Révolution de 1789 en tant que coupure historique artificielle dans l’évolution historique d’une nation, redevable plutôt à son passé, à ses traditions. Tout comme les ultra-royalistes ou les partisans du Shah en Iran. En Tunisie, seul le PDL de Abir Moussi se reconnaît comme une force de la contre-révolution. Il préfère la dictature de l’ancien régime, sous Ben Ali à l’agitation révolutionnaire, et il semble qu’il n’est pas le seul. La contre-révolution est dans ce sens le contre-bloc hostile à l’autre bloc de la révolution. 

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Dans les faits, on peut d’une côté soutenir que la révolution n’est pas toujours un « bloc », parce que toutes les révolutions, quelle qu’elles soient, provoquent des contre-révolutions, des radicalisations, polarisations et des manichéismes certains aux conséquences fuyantes, souvent étrangers à la philosophie de la révolution elle-même. Comme on peut, à l’inverse, soutenir aussi que la contre-révolution rentre dans le « bloc » de la révolution, puisque sans celle-ci, il n’y aurait pas eu celle-là. Le « bloc » consiste alors dans le fait de considérer que les disparités et autres dissonances, crises diverses, et mêmes les interventions étrangères ou les guerres provoquées par les révolutions, résultent du fait de la révolution comme fait symbolique originaire et premier. 

Mais la réalité révolutionnaire ou post-révolutionnaire, n’est pas toujours un « bloc ». Si l’on considère qu’elle est un « bloc », cela voudrait dire qu’on ne pouvait pas faire autrement, que la suite des révolutions rentre dans le déterminisme historique, qu’elle ne peut pas être autre chose que ce qu’elle a été, que le coup d’Etat de Saied est dans la logique des choses, issu du chaos et des ruptures déclenchées par la révolution, comme la terreur de Robespierre est dans la logique des philosophes des Lumières et de 1789 et des aspirations populaires. Le coup d’Etat de Saied est-il lié à la révolution ou aux états d’âme et au profil psychologique d’un homme rectiligne, orgueilleux, revanchard, voire paranoïaque, se croyant chargé d’une mission sacrée ? La question reste posée tant qu’il n’y a pas de déterminisme historique systématique et tant que, comme l’aurait dit Hegel, « les hommes font l’histoire tout en ignorant qu’ils la font ». Le rôle des acteurs et des hommes n’est pas négligeable en histoire. Ce n’est pas sans raison que la science politique étudie les ressorts et les déterminants de la décision politique des dirigeants politiques.

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La révolution comme « bloc » se heurte alors à l’histoire elle-même. Le bloc est réel dans la rupture avec l’ancien régime, mais ce bloc se disperse et se dilue dans l’évolution historique. Beaucoup d’historiens et philosophes français (et peut-être plus tard tunisiens) adhérent aujourd’hui aux acquis et valeurs de la révolution de 1789, mais rejettent fermement, comme étrangers à la révolution, et non nécessaires, la violence et la radicalisation de la révolution par les robespierristes et le comité de salut public. Ce sont des excroissances ou des dérives de la révolution, ne relevant pas forcément de l’esprit de la révolution et qu’on aurait pu éviter par une sage gouvernance (à supposer que la sagesse soit possible en phase révolutionnaire) ou qui auraient pu ne pas avoir lieu sans la volonté  orgueilleuse des hommes ou sans le jeu d’intérêt des acteurs, sans des facteurs externes. Tout comme en Tunisie, les défenseurs de la Révolution ne voudraient pas assumer ses excroissances et ses dérives, en se limitant à la pureté du phénomène, embellie par la joie de vivre du consensus spontané.

En Tunisie, la révolution de tous a en effet pris, elle aussi, des voies contradictoires, irrationnelles. Elle a été détournée de son sens initial. Les déshérités des régions marginales la voulaient pour la dignité sociale et économique, les élites et classes moyennes en ont fait une révolution politique et démocratique, et les islamistes en ont fait depuis 2011 une révolution théocratique pour une « cité de dieu ». Mais la révolution a produit des contresens politiques manifestes. Ses hommes et acteurs n’ont pas toujours été innocents. Qui aurait cru qu’un vieil homme de l’ancien régime, Béji Caïd Essebsi, pouvait soutenir la révolution et qu’un universitaire constitutionnaliste sexagénaire, d’une nouvelle génération, se voulant proche des humbles, pouvait la rejeter ? Quel « bloc » alors pour la révolution tunisienne ? Elle s’est diluée et dispersée dans tous les sens. Au point qu’on a du mal à faire la part des choses et à savoir ce qu’elle a été et ce qu’elle n’a pas été, et, faute de recul, si on pouvait dire encore, à la suite de Clemenceau, qu’elle est « un bloc » ? Le débat reste ouvert.

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Hatem M'rad