Point de vue – Tunisie. Révolution et  Réalisme

 Point de vue – Tunisie. Révolution et  Réalisme

10e anniversaire de la révolution tunisienne à Tunis, le 14 janvier 2021 – Un groupe de Tunisiens manifestent pour que les noms de ceux qui ont perdu la vie lors des manifestations du 14 janvier 2011 soient ajoutés à la liste des martyrs. YASSINE GAIDI / ANADOLU AGENCY / AFP

Dix ans après en Tunisie, on continue à étiqueter la Révolution, tout comme on continue à prendre parti, pour ou contre elle, provoquant des polarisations multiples. Une conception réaliste de la Révolution serait pourtant plus appropriée.

 

Heureusement que la Révolution tunisienne ne rentre pas dans le moule d’une philosophie de l’histoire. Sa soudaineté, le caractère populaire de ses acteurs initiaux, sa revendication proprement sociale, l’état d’impréparation des partis, la fuite improvisée du dictateur l’indiquent fortement. Les révoltés ne croyaient pas faire une révolution. Les acteurs, pris dans le sens d’auteurs d’une action, ne pensaient qu’à résister au pouvoir, et exiger que leurs revendications sociales et économiques soient prises en considération. Penser la Révolution n’était pas leur priorité. L’idée du rejet de la dictature n’est venue qu’après la fuite de Ben Ali, les révoltés des régions déshéritées ont alors pris conscience de la fin d’un système et d’une époque. Les élites politiques urbaines et les organisations nationales ont pris la relève pour improviser des solutions transitoires.

La révolution était bien une action inconsciente et improvisée, et non une théorie ou philosophie politique. On voulait mettre fin à l’injustice, à la dictature, à la corruption, mais on n’avait aucune idée en tête sur la nature de la justice, de la liberté ou de la démocratie de substitution. N’est-ce pas une raison pour traiter la révolution, une fois établie, avec réalisme et empirisme, loin de toute forme eschatologique, loin de toute idée de prédestination laïque ou religieuse ? La réalité de ses conséquences, une décennie après, aussi agréable ou détestable soit-elle, s’impose à tous, aux pro ou aux anti-révolutions, aux tièdes comme aux indécis, aux convaincus comme aux sceptiques. Une révolution, en tout cas un changement politique total (et non partiel), a eu lieu. On ne peut ni revenir en arrière, ni brûler les étapes futures, ni sortir d’un coup de ses complications souvent inextricables. Une philosophie ou une idéologie n’a aucune chance de stabiliser une révolution par essence conflictuelle, « stabilisable » seulement par l’érosion du temps, parce que la révolution est justement une question d’ordre temporel, mettant en contradiction des intérêts historiques entre le passé et le présent, l’ancien et le nouveau. A supposer même que les élites politiques pouvaient s’illustrer dans la transition par le bon sens, la lucidité, le dialogue et le volontarisme positif, ils n’auront d’autre choix que de courir derrière une révolution fuyante, désarticulée par une histoire rusée. Eux aussi, ils ne réussiront à la rattraper que dans la durée.

A quoi ça sert en pratique, de s’interroger interminablement, en se demandant, à travers des concepts multiples, si la révolution tunisienne était une « révolution », une « révolte », « rébellion », « jacquerie »,  « émeute » ou « insurrection » ? Le changement, plus ou moins brutal, plus ou moins total, est là, réel, palpable. Il faudrait savoir lui obéir pour mieux agir sur lui. Les qualifications sont désarmantes. Hitler peut être considéré tantôt comme un « révolutionnaire », tantôt non, si l’on pense qu’il a accédé au pouvoir par les urnes, et a été nommé légalement chancelier par le président Hindenburg. Il a juste fait sa révolution totalitaire par la suite. La « révolution » est-elle toujours une « révolution », si l’on pense qu’elle tente toujours de nier une grande part du passé, et donc qu’elle présente, elle aussi, une part de contre-révolution. Si on définit la révolution dans le langage de la sociologie, par la substitution soudaine d’un pouvoir à un autre par la violence, cela introduit une ambiguïté dans la qualification de « révolutionnaire » de la situation tunisienne, puisque la violence et le nombre de morts ont été très limités par rapport à d’autres révolutions, et puisque aucun pouvoir n’a chassé l’autre par la violence. Ben Ali a fui tout seul, et on a même pataugé pour le remplacer transitoirement. En phase révolutionnaire, les mots, les qualificatifs et les perceptions sont fallacieux, voire dangeureux.

Concepts et qualificatifs trompeurs

A qui ça sert de multiplier les qualificatifs pour parler de « révolution trahie » (L.Trotski), de « révolution kidnappée » (M. Kraiem), de « révolution introuvable » (R. Aron), de « révolution satanique » (J. de Maistre), de « révolution des Lumières », de « révolution sociale » (M. Bakounine/P. Kroptkine), de « révolution libérale » (J. Locke/G. Sorman), de « révolution passive » (A. Gramsci/ B. Gherib), de « thawrat al hurriya wal-Karama » (slogan de la révolution), tant que les concepts ne recouvrent jamais exactement ou totalement les faits. Au moins le traditionaliste Burke n’a pas eu tort, lui, en l’appelant dédaigneusement, il est vrai, « cette chose sans nom ». Parce que souvent en effet, il est difficile de lui accoler un qualificatif. Si les limites des concepts sont déterminées avec rigueur, les délimitations des faits sont plutôt fluctuantes. D’ailleurs, les définitions ne sont pas vraies ou fausses, mais plus ou moins utiles ou convenables. Raymond Aron l’a bien vu : « il n’existe pas, sinon en un ciel inconnu, une essence éternelle de la révolution : le concept nous sert à saisir certains phénomènes et à voir clair dans notre pensée » (L’opium des intellectuels, Calmann- Lévy,1955, p.48). Il peut nous aider dans nos recherches, mais il n’incarne pas la Vérité. Qu’est-ce qui a retardé la maîtrise de la Révolution par les protagonistes, sinon la lutte entre les « négationnistes » et les « approbationnistes », entre les doctrinaires laïques et exégètes islamo-politiques, entre les partisans de la solution politico-juridique et les théoriciens des solutions socio-économiques.

Une révolution des « modérés » est souvent difficile à trouver ou à se constituer, notamment dans un contexte immodéré. Une révolution modérée peut même être perçue comme une contradiction dans les termes. Elle agit d’elle-même sans retenue. Pour l’arrêter brutalement, il faudrait faire une révolution contre la révolution. Mais cela déclenche un nouveau cycle de violence, comme l’a perçu Benjamin Constant. Pourtant, si les Français, les Russes et les Iraniens ont fait une révolution doctrinale, les Américains ont fait une révolution pragmatique, après la conquête de leur indépendance. En Tunisie, tout supposait en début 2011, que la révolution « douce », non doctrinaire, allait dans le sens du réalisme et du pragmatisme et d’une transition maitrisable par une élite éduquée et une société civile vigilante. L’entrée des islamistes dès 2011 a faussé le jeu, en déclenchant un « combat des dieux », très wébérien, entre islamistes et laïques. Puis, l’entrée et la percée récente de l’Ancien régime ont accentué les conflits, déjà malmenés par la crise économique et sociale, entre ancien régime et islamistes, entre démocrates laïcs, ancien régime et islamistes.

Que reste-t-il aux Tunisiens et à la classe politique, dix ans après, pour surmonter cette détestable polarisation multidimensionnelle, qui a fait perdre du temps au pays, perdre confiance aux jeunes sur le système politique et qui a jeté le doute dans les esprits sur le sens d’une révolution de plus en plus évanescente et servie par des corrompus ?

 La réalité de l’hétérogénéité

Il faudrait cesser de rêver la Révolution et de croire à une incroyable transformation rapide et miraculeuse qu’aucune révolution n’est en mesure de faire. Il faudrait accepter notre Révolution avec ses faits et méfaits, considérer que notre système politique nous laisse, malgré tout, une des réalités positives incontestables de la Révolution, la liberté de critiquer notre système et notre sort, et nous offre surtout la chance de l’améliorer. C’est ce que j’appelle « la Révolution réaliste », celle qui croit à l’intégration par le conflit, comme conséquence inévitable d’un pays longtemps « uni » et immobilisé par la force et l’artifice. Georg Simmel le disait, le conflit ne signifie pas désocialisation, mais socialisation. Une forme par laquelle l’individu s’intègre dans une communauté (Le conflit, Paris, 1995). Ce que, aussi, le philosophe Ridha Chennoufi, appelle la « fonction socialisatrice et constructive du conflit », celle qui insiste sur le rapport dialectique entre les éléments d’harmonie et les éléments de disharmonie dans toute interaction sociale ; celle qui « prend acte de l’existence des conflits politiques et du pluralisme des valeurs et, par conséquent, cesse de croire et de faire croire que le peuple est ou doit être homogène, uni, capable de décider comme un être unique, bon et tout puissant » (Tunisie post-révolutionnaire. Conflits politiques et démocratie, 2017, p.79). C’est exactement de cela dont il s’agit. A la limite, le véritable « révolutionnaire » est celui qui croit à la nécessité de la coexistence des groupes politiques et sociaux après l’entassement forcé, notamment entre laïcs et islamistes, ou entre ancien régime et nouveau régime. Coexistence inévitable par ailleurs, parce que le contraire de la coexistence n’est autre que l’exclusion, ce contre quoi la Révolution a réagi et surgi. Les Tunisiens sont désormais différents et hétérogènes et ils tiennent à le montrer. Se renier les uns les autres au nom des différences sociales, intellectuelles  et politiques est un non-sens.

La base, c’est l’accord sur la valeur démocratique

Si les institutions politiques ne donnent pas encore satisfaction, on devrait essayer d’autres formes de négociation et de dialogue pour mettre fin à des conflits politiques et sociaux risquant de tout bloquer par l’obstination des uns  et des autres et par la durée même des conflits. L’essentiel est d’être d’accord sur la valeur démocratique, la seule valeur sur laquelle il est impératif d’être d’accord, celle qui peut inclure toutes les autres valeurs, celle qui a des chances de faire vivre ensemble des catégories hétérogènes, de permettre la reconnaissance de tous et de légitimer des choix dissemblables. Accepter cela, c’est être adepte de la « Révolution réaliste », qui accepte le pluralisme et les solutions non violentes par le débat, les négociations permanentes et les compromis, même partiels et fragmentaires, et qui permet d’avancer par des réformes. Regardons les vieilles démocraties. Le jour où les Etats-Unis ont abdiqué la culture de compromis, ils ont eu Trump ; le jour où la France a rétréci le champ du dialogue, elle a vu s’exprimer la violence des Gilets jaunes ; le jour où l’Espagne a négligé les spécificités culturelles, elle a eu les indépendantistes Catalans ; le jour où les islamistes tunisiens ont été intolérants et intraitables au pouvoir, ils ont provoqué des violences et assassinats politiques.

Le conflit, qui hérisse viscéralement les Tunisiens, habitués au « despotisme doux » (Tocqueville) de l’autoritarisme, n’est pas la négation de la Révolution. C’est ce qui lui donne son véritable sens, c’est ce qui la rend réelle. La Révolution a enfin fait découvrir aux Tunisiens qu’ils n’étaient pas aussi unis, aussi homogènes que Ben Ali ou la dictature voulaient bien leur faire croire. Ils se sont découverts « réels », « humains », aussi désunis et hétérogènes que réels. Maintenant, ils devraient apprendre à coexister vraiment par le droit et la liberté. Les islamistes, faut-il le rappeler, ont reculé sur plusieurs points depuis dix ans, ont fait des concessions à la démocratie. Il faudrait les pousser encore à faire d’autres concessions par la négociation et les compromis. Et ce sera possible. Le populisme est une autre réalité schismatique de la Révolution. Phénomène de circonstances, comme partout ailleurs, même s’il peut avoir des racines culturelles. On peut le considérer comme une excroissance d’une Révolution qui a tardé à trouver ses repères, à retrouver sa santé économique et sociale, à mettre fin aux inégalités criantes et à susciter l’espoir. Ce populisme, comme les difficultés économiques, sont, eux aussi, solubles dans la « socialisation du conflit » et dans la durée.

Admettre que le conflit n’est pas la désunion, que l’hétérogénéité naturelle de la société n’est pas l’absence d’homogénéité sur l’essentiel, que la révolution est un fait politique gérable par d’autres faits politiques, que l’attachement excessif aux étiquettes accolées à la révolution à partir de présupposés idéologiques est un déni de l’expérience, que la reconnaissance des uns et des autres est le contraire de l’exclusion et que la stabilité et le réformisme après une révolution agitée sont par la force des choses l’œuvre du temps, tels sont les ingrédients de la « Révolution réaliste » ou du « réalisme dans une Révolution ». Un réalisme qui a des chances de faire avancer les choses, non de les retarder.

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Hatem M'rad