Point de vue – Tunisie. Une révolution pourtant moderne

 Point de vue – Tunisie. Une révolution pourtant moderne

Chedly Ben Ibrahim / NurPhoto / NurPhoto via AFP

De caractère social circonstanciel, la révolution tunisienne n’en signifiait pas moins initialement, pour les acteurs comme pour la population, consciemment ou inconsciemment, la mise en route d’un projet socio-politique moderniste.

La révolution tunisienne était au fond une révolution moderne. Elle était, novation historique, de type numérique, globalement non sanguinaire, à caractère social, voire non politique (stricto sensu), du moins à ses débuts, et un peu entachée de romantisme juvénile (chant, art, poésie, graffiti). On aurait pu prolonger sa modernité, si on avait misé, outre sur le statut de l’individu-citoyen, sur les politiques publiques, proches des préoccupations quotidiennes des Tunisiens: santé, transport, énergie, embellissement des villes, environnement, éducation, sécurité, communication. Mais la révolution a aussitôt dérivé vers une surpolitisation maladroite, au prétexte d’orienter la transition. Entendons de l’orienter davantage vers une flagellation de la modernité, un « revanchisme » politique et classiste et un conservatisme idéocratique que vers un projet de société, en raison de la nature des groupements politiques en présence.

On a d’abord imposé l’idéologie par l’islamisme. Alors que les Tunisiens, malgré leur traditionalisme culturel et spirituel, ancrés dans les mœurs du peuple (peuple instruit comme non instruit), sont plutôt, et paradoxalement, demandeurs d’actions concrètes et pragmatiques. Peu portés à la métaphysique, notamment politique (à part quelques militants), du fait de leur ancrage méditerranéen (j’allais dire phénicien), les portant vers l’échange, l’ouverture et la pratique commerçante, ils apprécient les politiques raisonnables, pour peu qu’on leur offre de bonnes propositions pratiques, utiles et efficaces. Conséquence des envolées idéologico-métaphysiques: l’islamisme s’est révélé être, et est considéré aujourd’hui, comme la cause de tous les excès politiques, religieux et sociaux de la transition démocratique. Les islamistes ont d’abord fait rater à la révolution la réconciliation nécessaire entre l’ancien et le nouveau régime. Le projet de loi scélérat (non adopté par l’ANC) sur l’immunisation de la révolution a déjà en 2011-2012 donné le ton de l’intolérance transitionnelle (projet soutenu aussi par la gauche protestataire). Ils ont provoqué, par leur intolérance même, la montée de la contre-révolution, rendant plus compliqué et ingérable le paysage politique. Les islamistes ont fait rater encore à la Tunisie toute possibilité de consensus profond ou de compromis, nécessaires à ces difficiles phases post-dictatoriales. Compromis qui ont pourtant réussi dans les transitions d’autres pays qui, comme la Tunisie, n’avaient pas eu d’expérience démocratique, mais ont conçu le compromis transitionnel comme un équilibre et un échange, pas comme un chantage implicite. Les islamistes, et leurs rapports turbulents avec les partis laïcs sur lesquels ils ont tenté de mettre la main, ont également fait rater à la Tunisie post-Révolution une belle occasion de coopération économique internationale, alors que les pays étrangers étaient politiquement désireux d’aider la Tunisie et son expérience démocratique unique dans le monde arabe, pour peu que ce pays eût présenté une garantie démocratique, un minimum de stabilité et de cohérence politique.

Pire encore, ceux qui se sont positionnés farouchement, irrationnellement et sans nuance contre l’islamisme – peuple, classes sociales et élites – sont eux-mêmes entrés dans la démesure, en reproduisant les réflexes des islamistes du passé récent. Le prétexte anti-islamiste n’a pas manqué de paraître comme la justification d’un deuxième conservatisme, de nouvelles irrationalités, d’un rejet de la modernité et d’une reprise dictatoriale, celle d’un non politique, Saïed, avide de purifier l’Etat de la corruption et des impuretés islamistes qui se sont accumulées depuis une décennie. Un conservatisme semi-laïc prend place dans le nouvel-ancien « système », aussi intolérant que celui dominé par l’islamisme. La Tunisie se ferme alors définitivement sur elle-même par le fait d’un homme têtu, dogmatique et irréaliste. Bloquée de l’intérieur, la Tunisie est désormais, et de surcroît, bloquée à l’extérieur. Plus personne, citoyens, États étrangers ou instances internationales, n’accepte le nouveau statut quasi dictatorial de la Tunisie, ni l’effondrement d’une toute jeune démocratie vouée à la modernité.

C’est comme si l’histoire décidait de s’arrêter soudainement pour ce petit pays, habitué à faire merveille. L’universalité elle-même décide en conséquence de quitter le navire, laissant place à une politique du non-sens, où la partie s’impose au tout. Le non instruit guide désormais l’instruit, comme l’inexpérience guide l’expérience, en vertu d’un « savoir » non vécu. On est loin de « la politique visant l’action raisonnable et universelle sur le genre humain », comme aimait la définir le philosophe Eric Weil dans sa Philosophie politique. (Paris, Librairie philosophique J.Vrin, 1984, p. 12). La déraison emporte tout sur son passage. Pire, une dé-révolution, une révolution à reculons ou une contre-révolution se substituent à la véritable révolution. Un message chasse l’autre, le passé évacue le présent et l’avenir.

La modernité d’une révolution, qui aurait mérité son qualificatif de « révolution », en dépit du scepticisme de ses victimes à son égard, parce qu’elle semblait aller de l’avant vers une promesse de progrès, d’égalité, de dignité et de liberté, a enfanté un traditionalisme anachronique, et fait revenir la Tunisie  vers des siècles ténébreux. La modernité, faut-il le rappeler, n’est autre chose que l’idée d’agir en conformité avec son temps et non plus en fonction de valeurs surannées, considérées de facto comme « dépassées ». Une révolution moderne, parce qu’elle annonçait une « nouvelle ère », celle de l’émergence, enfin, de l’individu et du citoyen, longtemps étouffés par le groupe ou l’esprit communautaire, par essence conservateur. Malheureusement, cette révolution était mal servie par ses hommes et les groupes politiques, tous pressés de substituer leurs propres agendas à celui de la révolution, fût-ce en forçant les choses par la violence d’un coup d’Etat. Finalement, ni les partisans de la révolution, ni ses détracteurs, ni les sceptiques n’y ont cru. Pourtant, elle ne cesse de frayer son propre chemin, parce qu’elle hante tout le monde, en bien ou en mal.

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Hatem M'rad