Point de vue. Le Professionnel politique dans la théorie politique

 Point de vue. Le Professionnel politique dans la théorie politique

Illustration – KAYHAN OZER / ANADOLU AGENCY / ANADOLU AGENCY VIA AFP

Depuis l’Antiquité grecque, les philosophes politiques ont pensé différemment le « professionnel » de la politique, selon la conjoncture politique, leurs inclinations intellectuelles et le degré de civilisation de leur époque.

 

La politique est un art difficile pour ceux qui sont appelés à la servir. Outre les conditions générales ou les fondements de base que suppose une bonne société, les philosophes ont souvent réfléchi sur les qualités nécessaires, la virtù (Machiavel) ou le profil approprié de l’homme au pouvoir, de la classe dirigeante, des représentants ou des élus. Des profils variables d’un philosophe à un autre, selon les circonstances politiques ou la conjoncture historique, et le degré de civilisation. Du philosophe-roi, sage, vertueux et prudent de Platon, qui sait distinguer le vrai du faux, le moral de l’immoral, de par son savoir, jusqu’au technocrate de « l’Etat savant », en passant par l’homme d’action réaliste, le professionnel rémunéré par la politique ou le révolutionnaire partisan, les opinions divergent ou évoluent d’une époque à une autre, selon le vécu social et politique des philosophes, et selon la nature des institutions.

Si la politique est action, et pas seulement pensée, la qualité ou les caractéristiques des gouvernants et des élites politiques deviennent primordiales, non seulement parce que le rôle des personnalités politiques est important dans l’histoire (Lénine, Napoléon, Churchill, de Gaulle, Bourguiba, Nasser), mais parce que ce sont les élites qui font l’histoire. « L’histoire est un cimetière d’aristocrates », disait Pareto (aristocrates pris dans le sens d’élites). L’élite politique est non seulement nécessaire et primordiale au gouvernement des sociétés, mais elle doit assurer les grands équilibres politiques et sociaux. Dans sa théorie de la circulation des élites, Pareto estime que l’équilibre politique d’une société suppose une circulation des élites gouvernementales (politiques) entre classes supérieures et classes inférieures. Les bonnes élites du jour chassent les mauvaises élites du passé ou se confondent ou coexistent avec elles. L’inverse est vrai aussi. Les mauvaises élites du présent peuvent aussi chasser les bonnes élites du passé. La Tunisie en sait quelque chose.

Il y a en tout cas une dynamique qui se crée entre mauvaises et bonnes élites. Ce n’est pas un hasard si les révolutions se produisent dès qu’on observe un ralentissement ou un dysfonctionnement dans la dynamique de la circulation des élites politiques entre classes supérieures et classes inférieures. La classe gouvernante n’a plus alors les éléments (« résidus ») nécessaires pour gouverner. Elle est condamnée à recourir à la force ou à subir la violence des élites montantes restées sans perspectives face aux obstructions mises devant elles par les classes supérieures. D’ailleurs, d’autres types d’acteurs émergent souvent dans ce cas, comme les révolutionnaires professionnels, souvent occultés par les conceptions sur le professionnalisme politique, dont Clausewitz, Carl Schmitt, et Raymond Aron, ont contribué à en faire la théorie. Un professionnalisme révolutionnaire et partisan, discipliné, qui, en donnant lieu à un apprentissage tactique et stratégique particulier sur le terrain, a joué le rôle d’une véritable école politique pour des futurs gouvernants, comme ce fût le cas de Lénine, de Tito, de Castro, des dirigeants algériens, vietnamiens, ou d’autres, qui ont combattu l’occupation de leurs pays par la technique révolutionnaire.

Plus fondamentalement, et conceptuellement, si depuis deux siècles environ, on parle davantage de « la politique comme profession » ou de « professionnel de la politique », c’est que le développement de la civilisation, du savoir, des arts, du commerce et des métiers, à l’ère de la démocratie représentative, des foules et des masses, et des partis politiques, est allé de pair avec une division du travail de plus en plus perfectionnée dans la société. Chacun devant assumer une tâche spécifique, représente et se substitue aux autres dans la mise en œuvre d’un but commun. Le gouvernement des sociétés est devenu une profession particulière. Il en découle, comme le dit Sieyès au XVIIIe siècle, soucieux déjà de l’idée du professionnel de la politique dans sa théorie de la représentation politique, qu’il « vaudra bien mieux détacher le métier du gouvernement et le laisser exercer par une classe d’hommes qui s’en occupent exclusivement » (Qu’est-ce que le Tiers-Etat ?, Paris, PUF ? Quadrige, p.64 et ss.), c’est-à-dire qui en font, comme le dirait plus tard Max Weber, qui en a admirablement ressorti la problématique et les contraintes de l’homme politique, « un métier », en vivant de la politique et non plus seulement pour la politique. Les philosophes réalistes, absolus ou raisonnables, se sont, eux-aussi, emparés tôt de cet homme politique professionnel. Mais professionnel, tantôt par l’amalgame de la ruse et de la force (comme Machiavel, Hobbes et Pareto), tantôt par la modération, la prudence et la prise en compte des contraintes (comme Max Weber, Eric Weil et Raymond Aron).

Les théoriciens de l’Etat savant, de F.W. Taylor à Jürgen Habermas, vont encore plus loin, en considérant, à des degrés divers, que la société industrielle, la complexité du marché du travail, le développement technologique et la mise de la science au service de la politique exigent que les managers ou les techniciens, ou les fonctionnaires, détenteurs du savoir scientifique et pratique moderne soient associés au gouvernement des sociétés. Ce sont eux, qui détiennent le pouvoir réel dans les sociétés modernes. Ce sont des professionnels politiques de type technocratique aptes à faire avancer la bonne gouvernance des sociétés et à relever les défis de la complexité sociale moderne.

En somme, les professionnels de la politique sont d’autant plus utiles qu’ils excluent non seulement les profanes ou amateurs, qui n’ont pas les qualités ou le savoir requis pour gouverner les sociétés, mais aussi les masses, irrationnelles ou passionnées, incapables, dans le passé, comme dans la vie moderne et démocratique, de se gouverner par elles-mêmes. Ces professionnels assumeront alors le rôle d’un gouvernement par procuration s’ils sont au pouvoir, ou d’une opposition institutionnelle ou même révolutionnaire s’ils sont dans l’opposition ou dans la résistance.

 

>> Lire aussi : 

Point de vue. La ruse de l’histoire ou le persécuteur persécuté

Point de vue – Tunisie. « Le décret des dieux »

Point de vue. « Peuple », « petit peuple » et « populaire »

Point de vue. La Tunisie perd son juste milieu

 

 

Hatem M'rad