Miracle, Raison et le sacrifice d’Abraham

 Miracle, Raison et le sacrifice d’Abraham

Bas relief de la chapelle du château de Chantilly représentant Abraham sur le point de sacrifier son fils Isaac attribué à Jean Goujon


Il y a grosso modo deux sortes de démonstration : l’une par le miracle (révélations, actes divins, prouesses et génie des prophètes, promesses, prophéties), l’autre par la raison (faculté de l’être humain de connaître, juger et agir conformément à des principes).


Le miracle, dans toutes ses facettes, convainc par l’éblouissement ou la dérogation au caractère immuable de la nature ; la raison convainc, elle, par la logique et la méthode. La raison cherche à trouver des causes, comprendre leur enchaînement, se livrer à des opérations mentales proches des sciences physiques, alors que le miracle se vante de la déraison même (dans le sens non-raison) pour rehausser « l’extraordinarité » de la démonstration.


Il ne faut pas se leurrer, le miracle est très persuasif. Il n’est pas la raison certes, mais on le prend très souvent pour vrai par la force de l’habitude, la puissance de l’imaginaire collectif et la persistance de la tradition. Des accusations blasphématoires, des inquisitions et des guerres sont même faites en son nom pour entretenir la légende. Que le miracle soit un phénomène qui ne relève pas de la raison ou de la science, cela ne veut pas dire qu’il n’a pas de signification théologique. Autrement, il n’aurait aucun sens. C’est un message que Dieu adresse à l’homme, directement ou indirectement, qu’il appartient à l’exégèse de déchiffrer.


Mais, si on convainc par la raison, on dénie l’idée même de miracle, et on la réduit à une « pensée » quasiment absurde. La raison emprunte un cheminement logique et démonstratif aboutissant à la présentation de preuves, à travers tous ses ingrédients : hypothèse, concept, forme, logique, syllogisme, conclusion, vérification par l’expérience. Choses que ne produit pas le miracle.


 Entre le miracle et la raison, il peut toutefois exister une troisième voie de démonstration, issue des deux voies précédentes. Elle utilise un rafistolage de circonstance : un mélange de miracle et de raison. Procédé très courant en théologie ou dans la pensée religieuse, en judaïsme, christianisme, comme en islam (dans le fiqh). Cette voie mixte est aussi, à sa manière, une voie de déraison, du seul fait qu’elle se rattache au miracle. Ici la raison vient au secours du miracle, souvent insuffisant pour se frayer un chemin par lui-même, pour donner un sens au non-sens, pour corroborer le miracle lui-même, qui reste en l’espèce l’argument d’autorité, en connivence avec la métaphysique providentielle. Ce faisant, l’intervention même de la raison en appui au miracle, notamment à l’aide des exégètes, est une manière inconsciente de rendre hommage à la raison, ajoutée en l’espèce pour donner un semblant de logique à ce qui ne semble pas en avoir à l’évidence, même dans l’inconscient de ses promoteurs ou destinataires.


Le miracle, c’est par exemple le sacrifice d’Abraham, « personnage-clé des trois religions du Livre », d’actualité en ces jours de l’Aid al Kébir dans le monde musulman. Abraham, ce chaldéen né, semble-t-il, vers 2018 av. J.-C., a grandi à Our, une ville prospère (Genèse), une cité qui adorait les idoles. Il apparaît dans la Bible, comme dans le Coran sous le nom d’Ibrahim. Il est le seul homme que la Bible appelle l’« ami de Dieu », en islam « khâlil Allâh », parce qu’il a subi avec succès plusieurs épreuves d’ordre prophétique. Il a pu comprendre l’importance d’adorer le Dieu (Jéhovah) qui a sauvé Sem et ses proches du Déluge (un miracle). Abraham a en effet connu Sem, un des fils de Noé, auquel il était lié.


 


Dieu a scellé une alliance avec Abraham. Il lui a demandé de quitter sa région natale et de se mettre en route vers une destination inconnue, qu’il lui montrerait par la suite. Il lui promettra plus tard de donner à sa postérité un pays qui s’étend de l’Égypte à l’Euphrate. Lequel ? Abraham a obéi à l’ordre divin, alors qu’il ne savait pas où aller. Il a fini par élire domicile au pays de Canaan (région correspondant aujourd’hui aux territoires d’Israël, des territoires palestiniens, l’ouest de la Jordanie, du Liban et l’ouest de la Syrie), mais il ne s’y est jamais vraiment installé avec son peuple (il vivait sous des tentes). Dieu lui a promis la régénération de son peuple et une nombreuse descendance, lui qui souffrait de ne pas avoir un fils légitime. Abraham était âgé de 99 ans et sa femme Sara, qui avait 90 ans, était stérile. D’un point de vue humain, c’était impossible, mais Dieu l’a fait : un miracle s’est produit. Un an après naît Isaac.


 


Plus tard, Dieu a donné un ordre surprenant à Abraham, le mettant à l’épreuve, en lui demandant de lui sacrifier son fils qu’il aimait beaucoup (notamment à travers un songe). Arrivant au lieu indiqué par Dieu, Abraham fait alors élever un autel à l’endroit indiqué par Dieu pour passer à l’acte. Il prend son couteau pour égorger son fils, lorsque la voix d’un Ange arrête son geste, car Dieu était satisfait de son obéissance. Il lui indique aussi le bélier gardé dans le buisson censé être offert en sacrifice à la place de son fils. Dieu le félicite pour son obéissance et lui a renouvelé ses promesses. Il lui a aussi promis une longue vie, Abraham est mort à l’âge de 175 ans (Genèse 25.1.11), un autre miracle.


 


En fait, et c’est là qu’on peut situer l’incertitude et les approximations des miracles. Le récit du Coran ne mentionne pas dans la sourate 37 du Coran si le fils offert au sacrifice est Ismaël, père des Arabes, fils adultérin qu’Abraham a eu de sa servante Agar, ou Isaâc, son frère cadet, père des Juifs, qu’il a eu avec son épouse légitime Sara. Pour les musulmans, c’est Ismaël (l’ancêtre des arabes) qu’Abraham a eu avec sa servante égyptienne Agar qu’il a voulu sacrifié, et non Isaac, comme le croient les chrétiens et les juifs. En fait, d’après le récit de la Bible, Sara, son épouse, voyant qu’elle était stérile, a autorisé Abraham à avoir un enfant avec la servante Agar pour sa postérité (Genèse 16.3).


On le sait, les exégètes optent souvent pour des interprétations qui favorisent leurs propres religions au détriment des autres. Cette imprécision sur l’identification de la victime du sacrifice a non seulement partagé les auteurs musulmans, mais les religions musulmanes, chrétiennes et juives, et multiplié les interprétations et les justifications du miracle. Pour la tradition juive, Dieu ne demandait pas à Abraham de sacrifier matériellement son fils, mais de le consacrer à Dieu. Pour les soufis, comme Ibn Arabi, l’enfant est le symbole de l’âme. Dieu demande à Abraham d’immoler alors son propre « moi », censée être une âme supérieure. Du coup Abraham est invité à abandonner tout attachement aux idoles et créatures. Ainsi l’épisode du sacrifice est suivi immédiatement de la destruction par Abraham des idoles adorées par son peuple. La réalisation de l’unicité (tawhid) supposait la destruction de tout penchant naturel, de toute idolâtrie. Grâce à ce transfert, Dieu rachète à Abraham toute sa descendance afin de mieux la préserver et la bénir. Dieu a promis une postérité propre à Isaâc (Genèse, 21.12), mais aussi de faire d’Ismaël, l’enfant illégitime, une « grande nation », et pas seulement peuple ou tribu (Genèse, 21.18). Peut-être la nation musulmane. Dieu le dira aussi à Agar, sa servante. Abraham a eu encore des fils d’autres concubines qu’il a envoyées à d’autres pays pour les éloigner de son fils Isaâc.


 Abraham a obtempéré à la volonté de Dieu, volonté supérieure, dont il attendait une régénération pour lui et pour son peuple. C’est, d’après la Tradition, la raison qui explique l’effet, la production du miracle : l’éprouver avant de lui confier une grande mission. Le miracle du sacrifice d’Abraham n’a plus cessé depuis d’être fêté de manière quasi-routinière dans les pays musulmans. La fête de l’Aïd al Kebir commémore cet événement. Le spectacle du mouton égorgé et le « méchoui party » l’emportent aujourd’hui sur la signification religieuse.


Même banalisé par l’habitude ou le folklore populaire, le miracle reste un fait extraordinaire, d’ordre surnaturel, attribué à une puissance divine, et qui n’a pas d'explication scientifique. Il est à l’évidence une notion religieuse, qui n’est pas reconnue par la science. La science ne regarde pas les phénomènes « inexplicables » par la raison, comme les miracles, censés ne pas exister pour elle. Elle ne connaît que des phénomènes « inexpliqués », c'est-à-dire non encore élucidés dans l’état présent des connaissances. Les historiens eux-mêmes, ceux du moins qui sont rattachés aux fondamentaux des sciences sociales, répudient les phénomènes surnaturels dans leur explication historique.


Bien sûr les exemples de miracle sont multiples et omniprésents dans toutes les religions à travers leurs différents saints et messagers. Le miracle, qui relève de la croyance, et non de la raison, reste encore au XXIe siècle, un argument facile et accessible à tous, des moins intelligents aux plus intelligents, intériorisé dans la conscience collective des peuples (surtout les plus rigides d’entre eux en matière de croyance) et perpétué par la tradition religieuse. D’où sa force sociale, morale et politique. Le miracle fait l’économie de la démonstration logique, ou de la précision historique. Il évite les difficultés ou les justifications un peu trop élaborées de la raison. La cause initiale du miracle reste aussi ambiguë que peu compréhensible par la raison pure. Le miracle est d’une manière directe (l’acte lui-même) ou indirecte (ses conséquences religieuses et politiques) un argument d’autorité pour tous ceux, très nombreux en terre d’islam, qui considèrent que l’islam gouverne encore religieusement et politiquement la Cité par le miracle, et qui tardent encore à découvrir le miracle de la raison, « religion » des civilisations avancées d’aujourd’hui, qui n’ont plus le temps de penser aux miracles religieux.


Hatem M'rad

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