Point de vue – Tunisie. Diplomatie numérique et quête du vaccin

 Point de vue – Tunisie. Diplomatie numérique et quête du vaccin

En bas : Le président tunisien Kaïs Saied – « Manuscrits sur parchemins, sceaux à la cire, et étranges feuilles au format A3 faute de peau de veau à l’ancienne… A l’ère du tout numérique et de la digitalisation proclamée de l’administration, ce (mauvais) goût affiché pour les antiquités pourrait prêter à sourire s’il ne faisait pas perdre à l’Etat tunisien un temps précieux… » S.S.

La prise en compte des nouvelles pratiques diplomatiques et l’usage des réseaux sociaux par les dirigeants tunisiens chargés de la diplomatie peuvent aider le pays à être plus efficace dans l’insertion au marché du vaccin.

 

Crise économique et sociale et pandémie se sont conjuguées pour affaiblir la diplomatie tunisienne, qui ne semble plus avoir l’écoute d’antan sur la scène internationale, tant à l’échelle bilatérale qu’à l’échelle multilatérale. Or, la e-diplomacy, qui n’est pas du tout le reniement de la diplomatie classique, n’a cessé de percer dans le jeu politique international depuis les années 2010. Elle a permis de réinventer de nouvelles pratiques diplomatico-numériques efficaces que la Tunisie devrait penser en faire usage face au péril sanitaire de plus en plus accablant.

La Tunisie a du mal depuis plus d’un an à pénétrer dans le marché des vaccins, pas seulement faute de ressources économiques, mais aussi faute d’imagination et de prouesses diplomatiques des hauts dirigeants du pays (Président de la République, chef de gouvernement, ministre des Affaires étrangères), qui travaillent à une époque numérique par des moyens non numériques. Cela est d’autant plus regrettable que la Tunisie est un petit pays, qui ne peut être écouté qu’en envisageant d’agir par des moyens susceptibles d’avoir simultanément une portée rapide, instantanée et globale. Les réseaux sociaux donnent à coup sûr aux « petits Etats », à partir des sites officiels et comptes personnels dans les réseaux sociaux de ses hauts dirigeants, un retentissement international plus réel dans la virtualité politique que dans la réalité matérielle. Le concept de « diplomatie numérique » ou de « diplomatie virtuelle » est celui qui impacte les sociétés civiles dans leurs multiples activités et dimensions. Il est un fait que le monde entier, jeunes et adultes, hommes et femmes, riches et pauvres, du nord et du sud, ont transféré leurs centres d’intérêt vers les réseaux sociaux, où ils partagent idées, expériences, émotions et jeux ludiques. Les dirigeants et les gouvernements ont intérêt à suivre la même voie sur le plan diplomatique.

Twiplomacy et Faceboocracy

Les plateformes Twitter, Facebook et Instagram, pour ne prendre que les plus puissantes, sont devenues pour les dirigeants occidentaux des moyens permettant la transformation de leurs activités diplomatiques. Avec de l’efficacité en prime. Sur 182 Etats membres de l’ONU, 94% d’entre eux ont une présence officielle sur le réseau Facebook. Les gouvernements de 11 pays seulement n’y sont pas encore présents[1]. Pour Twitter, plus de 4600 ambassades et 1400 ambassadeurs sont actifs sur Twitter. Outre que Twitter est le principal canal de communication de la diplomatie numérique, puisque 131 ministères des Affaires étrangères et 107 ministres des Affaires étrangères ont des comptes actifs sur Twitter[2]. L’ancien chef d’Etat américain Donald Trump avait, à lui seul, 72 millions de followers. D’où l’impact de ses tweets. Impact négatif, il est vrai, mais impact quand même. Par ailleurs, la réputation diplomatique du Canada et de son Premier ministre Justin Trudeau, s’est faite sur la base de sa twiplomatie, qui le classe au 25e rang des chefs d’Etat et de gouvernement les plus influents sur les réseaux sociaux, parce qu’il utilise largement ce moyen de communication pour promouvoir l’image internationale du Canada. Quand il dit dans un de ses tweets, en réponse au décret anti-immigration de Trump, « A ceux qui fuient la persécution, la terreur et la guerre, sachez que le Canada vous accueillera » (26 janvier 2017), il propage l’image d’un Canada accueillant. Mieux encore, la Grande-Bretagne a créé un bureau chargé de la « diplomatie numérique », utilisant les sites d’internet et les médias sociaux. C’est l’ancien ambassadeur britannique au Liban, Tom Fletcher, qui a adopté une nouvelle approche diplomatique et qui a développé au ministère des Affaires étrangères l’utilisation du numérique en diplomatie, au point de se faire appeler « le diplomate Twitter ».

Vivre avec l’opinion de son époque

Alors, au lieu que les hauts dirigeants politiques tunisiens dépensent stérilement leurs énergies à se faire rabattre réciproquement l’image, notamment sur leurs sites officiels, mieux vaut qu’ils utilisent à bon escient leurs forces pour rehausser l’image de la Tunisie (en difficulté) sur le plan diplomatique dans les réseaux sociaux, dans l’espoir de créer une opinion internationale favorable à leur pays, sachant que les réseaux sociaux sont aujourd’hui une véritable « fabrique d’opinion ». Pourquoi ne suspendent-ils pas leurs altercations et bisbilles puériles ou ne les reportent-ils pas au moins jusqu’à la fin de la pandémie ? Une pandémie, hélas, qui a fait entrer la Tunisie dans le cercle des plus mal-lotis et des plus mal-classés dans le monde en matière de lutte contre la pandémie. Pour lutter contre le covid, encore faut-il que les dirigeants parlent d’une même voix, comme en temps de guerre, pour qu’ils soient crédibles à l’extérieur, et aussi qu’ils utilisent une seule stratégie nationale (au lieu de plusieurs actuellement) dans les réseaux sociaux pour mieux sensibiliser les Etats, institutions internationales, laboratoires et sociétés civiles dans le monde sur les besoins réels de leur pays en la matière.

Se mettre au « Soft power »

Sans moyens économiques, sans « hard power » (puissance militaire), un petit pays comme la Tunisie devrait s’ingénier dans l’usage du « soft power » (puissance douce), pour avoir la capacité d’influencer les autres par la persuasion et d’agir sur leurs préférences, comme l’a conçu Joseph Nye, l’ancien doyen de l’Université de Harvard et l’ancien sous-secrétaire d’Etat dans l’administration Carter. Le numérique et les réseaux sociaux relèvent du « soft power » ou du « smart power ». Or, la quête d’influence est le propre de la diplomatie. Cette influence suppose toujours une stratégie de communication et une dominance informationnelle. Maîtriser la connaissance et les informations et les exploiter à son profit, notamment dans la diplomatie virtuelle, reste une des dernières chances de la Tunisie pour sortir de la détresse pandémique, du catastrophisme ambiant et de l’autoflagellation, devenus un sport national proprement tunisien dans les réseaux sociaux eux-mêmes. Il y a le bon et le mauvais usage des réseaux sociaux. Le bon usage des réseaux sociaux dans les activités diplomatiques peut développer une force d’anticipation qui fait cruellement défaut chez nos dirigeants, qui ont appris dans les difficultés de la transition, à réagir après l’événement, au lieu de le créer à l’avance.

Le Président de la République, comme le chef de gouvernement et le ministre des Affaires étrangères ont la possibilité de s’entourer d’une équipe numérique de qualité et de stratèges en communication virtuelle pour améliorer l’usage de la diplomatie publique et tenter d’avoir un écho, notamment pour la conquête du marché du vaccin où les batailles font rage. La diplomatie publique et virtuelle est un « impératif catégorique » pour résister à l’isolement diplomatique de la Tunisie qui, justement, parce qu’elle est un petit pays, a besoin de s’internationaliser davantage pour susciter un réel écho transnational.

Si Bourguiba, au faîte de ses capacités intellectuelles, avait gouverné à l’ère du numérique, il aurait très probablement été percutant dans le maniement des réseaux sociaux par son verbe haut et par son aisance diplomatique. Sa voix aurait été porteuse. Pour Béji Caïd Essebsi, c’était trop tard. Il n’était visiblement pas préparé pour une telle mission, son âge avancé ne le lui permettait plus. Kais Saied n’a malheureusement jamais été porté vers la modernité technologique et numérique. Sa pensée passéiste est tendue vers le conservatisme. Déjà à la Faculté, il était le dernier à ne pas transcrire ses propres textes par lui-même sur l’ordinateur et à utiliser internet. Aujourd’hui, il ne gère plus sa propre personne, mais l’Etat et collectivité nationale. Il doit descendre du ciel, apprendre à être humain, réaliste et pratique. Il devrait se numériser pour le bien de la diplomatie. Quand un pays n’a pas de pouvoir politique et économique et d’influence à l’échelle internationale, comme le démontre l’affaire du vaccin, il est censé utiliser le dernier pouvoir qui reste à sa disposition : le virtuel, qui n’est pas si virtuel que cela. Le numérique, l’information et les données, accessibles à tous, sont, comme on l’a dit, « le pétrole d’aujourd’hui ». La diplomatie numérique encourage les autres, autorités, institutions et sociétés civiles internationales à échanger avec vous par message, image ou vidéo, pour peu que vous ne soyez pas négatif (Trump), raide ou vieux jeu. On vous écoute, on vous entend, on vous voit, on vous répond.

[1] Burson Cohn & Wolfe, « Worlds Leaders on Facebook 2019 », Twiplomacy, 9 avril 2019. En ligne.

[2] M. Lufkens, « Twiplomacy Study 2018 », Twiplomacy, Geneva, 10 July 2018. En ligne.

 

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Hatem M'rad