Point de vue – Tunisie. Le second tour des présidentielles

 Point de vue – Tunisie. Le second tour des présidentielles

De gauche à droite – 1e ligne : Hatem Mliki, Abir Moussi, Mondher Zenaïdi et Kais Saied – 2e ligne : K2 Rhym, Abdellatif Mekki, Lotfi Mraihi et Safi Saïd.

Ce n’est pas le premier tour qui sera décisif aux prochaines élections présidentielles de la fin 2024, mais bien le second tour, pour des raisons particulières.

 

Tout le monde connait la procédure. Dans les élections organisées selon le modèle du scrutin majoritaire à deux tours, si l’un des candidats en lice parvient à obtenir la majorité absolue des suffrages (50+1), il est élu directement dès le premier tour ; sinon seuls les deux candidats qui ont réussi à devancer les autres au premier tour passeront au second tour et s’affronteront directement dans une sorte de face à face. Et là, celui qui réussit à obtenir la majorité est déclaré vainqueur, c’est-à-dire proclamé par le suffrage universel président de la République. Tout cela est conditionné à l’évidence par le respect des procédures électorales, censées être mises en œuvre de manière libre, plurielle, disputée, démocratique et transparente, sans interventionnisme mal intentionné du pouvoir, tant dans le choix des candidats que dans le respect des règles électorales formelles (déjà remodelées par Saïed en Tunisie).

 

Le second tour est toujours décisif pour les élections présidentielles en général, en Tunisie ou ailleurs. Comme le confirme l’adage, « au premier tour on choisit, au second tour on élimine ». On « élimine », c’est-à-dire au fond on « dégage », on choisit vraiment. Entre le « choix » du premier tour et le choix du second tour, il n’y a pas une différence de forme, mais de valeur et de poids. Au premier tour on choisit provisoirement, au second tour on choisit définitivement. Voilà pourquoi le second tour est toujours décisif à ces présidentielles dans les régimes présidentiels, où le vainqueur final accède aux hautes charges de l’Etat, et surtout dans un régime de type présidentialiste, où le président de la République se comporte davantage comme un « accapareur » que comme un véritable élu sachant rester à sa place initiale : celle d’un président d’un régime parlementaire, avec peu de pouvoirs, comme le prévoyait la Constitution légitime de 2014, celle qui était censée instaurer un Etat de droit, malgré ses imperfections.

 

C’est justement pour cette raison que le second tour des présidentielles sera autrement plus décisif en Tunisie quant au destin du système politique, quant à la portée de la démocratie, des droits et des libertés, et quant à la légitimité du pouvoir en Tunisie. Démocratie ou autoritarisme, tel est le sens du choix final aux prochaines présidentielles tunisiennes de la fin de l’année 2024. Le choix des électeurs au second tour ira ou dans le sens de la confirmation d’un président « accapareur » de l’appareil de l’Etat, auteur d’un coup d’Etat illégitime, ou dans le sens d’une autre alternative non autoritaire.

 

Les données anciennes sont connues. Kais Saïed a obtenu au premier tour des élections présidentielles de 2019 juste 18,40% des voix (et seulement 620.711 voix). Il n’était pas éloigné du second Nabil Karoui, qui, bien qu’emprisonné à ce moment-là, a obtenu 15,58% des voix (525 517 électeurs). Quant aux données actuelles, elles restent globalement dans le flou en l’absence de partis politiques, de contre-pouvoirs, de liberté médiatique, de justice indépendante. Plusieurs candidats potentiels sont encore emprisonnés, détenus dans l’attente de leur procès qui tarde à venir. Un des derniers sondages réalisés par « TunisiaMeters » en ce début du mois d’avril 2024 sur un échantillon de 1 023 personnes en âge de voter, montre que Kais Saïed reste premier dans les sondages avec 21,9%, suivis par Mondher Zenaïdi (11,2%), puis Safi Saïd (10,8%), puis Lotfi Mraihi (9,7%), puis Abir Moussi (3,6%). En bas de l’échelle, on trouve K2 Rhym (1,8%), Hatem Mliki (1,2%) et Abdellatif Mekki (1,1%), et le tout dernier Nizar Chaari (1%).

 

Kais Saëd a surtout, d’après ce sondage, la faveur des adultes, de 45 à 65 ans et plus (où il obtient un score entre 42% et 43%). Il obtient encore 21% chez les 35-44 ans. En revanche, il est totalement rejeté chez les jeunes de 18-24 ans (5%) et chez les 25-34 ans (16%). S’agissant du niveau d’instruction, les soutiens de Kais Saïed varient : 63% chez les personnes analphabètes ou sans études, 45% chez ceux ayant fait des études primaires, 24% pour les collèges. Par contre, il n’obtient que 5% parmi ceux qui ont fait des études secondaires et 3% pour ceux ayant fait des études supérieures. Parmi les autres candidats, c’est Mondher Zenaïdi qui, d’après ce sondage, attire les catégories les plus instruites du secondaire et du supérieur (entre 32% et 33%).

 

La popularité de Saïed est très banale, voire très insuffisante à l’échelle nationale, au vu de ces sondages récents. Ses électeurs ne semblent ni diversifiés ni issus de différentes catégories générationnelles. Il n’a pas de capacité agrégative. Chose qui a sans doute d’ailleurs provoqué plusieurs déclarations de candidature. Si on joue en effet à totaliser les résultats de ce dernier sondage, le président tunisien obtiendra globalement 22% contre un total de 40,4% pour l’opposition réunie. Ce qui veut dire que n’importe quel candidat qui réussit à passer au second tour a de fortes chances de battre Kais Saïed. Car on peut penser que les électeurs auxquels on a confisqué la démocratie, même balbutiante, soutiendront plutôt au second tour un candidat qui serait attaché aux valeurs démocratiques, aux droits et aux libertés. Ils choisiront la démocratie contre la dictature. C’est pourquoi Saïed semble craindre, comme la peste, le second tour. C’est pourquoi encore, en mauvais joueur, il ne cesse de rabaisser ses concurrents, en les identifiant comme des « candidats de l’étranger », allusion à Mondher Zenaïdi, qui cherche à se positionner comme un candidat rassembleur à partir de sa résidence à l’étranger. Kais Saied n’aime ni l’adversité politique ni les adversaires légitimes. Il aurait préféré une élection intime, juste entre Kais Saied et Kais Saied. Malheureusement, comme le dirait Raymond Aron : « En politique, celui qui n’a pas d’adversaires se dévalorise lui-même ».

 

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Hatem M'rad