Tunisie – Les dérèglements de « l’agir de concert »

 Tunisie – Les dérèglements de « l’agir de concert »

L’ancien gouverneur de la Banque centrale de Tunisie Chedly Ayari (c) à l’Assemblée nationale constituante (ANC)


« Agir de concert » sans discordance aucune, n’est pas aisé en pratique. C’est encore plus difficile dans les phases de transition démocratique, où toutes les instances sont à la recherche de nouveaux repères.


D’illustres penseurs et hommes d’esprit se sont évertués à recommander des théories et des méthodes d’action à propos de la nécessité de la collaboration entre les pouvoirs ou entre les différentes institutions de l’Etat. Ces théories, parmi lesquelles le procédé de la séparation des pouvoirs, la délégation, la collaboration entre majorité et opposition. Certaines de ces conceptions ont été dépassées par les modes de gouvernement récents. Il est vrai que l’organisation des Etats s’est complexifiée dans la vie moderne. Ce n’est pas un hasard si on a proposé d’autres modes de collaboration, comme la codécision, la gouvernance, l’autorégulation, l’ordre spontané, le système des réseaux qui font intervenir plusieurs autorités et instances, juxtaposant des procédés verticaux et horizontaux. Le but ultime est de garantir qu’au sein de l’Etat, les pouvoirs et les instances multiples puissent « agir de concert », comme le disait Montesquieu. « Agir de concert », ensemble, en harmonie, cela permet d’assurer simultanément l’autorité et la continuité de l’Etat d’une part, et l’indépendance des autorités d’autre part.


Mais « agir de concert », sans discordance aucune, n’est pas aisé en pratique. C’est encore plus difficile dans les phases de transition démocratique, où toutes les instances sont à la recherche de nouveaux repères. « Agir de concert » est bien une philosophie, mais c’est aussi une technique. Pour que la technique soit comprise, encore faut-il qu’elle ne soit pas incompatible avec son ressort philosophique. On peut admettre les théories mettant en place des formes de collaboration politique et constater que, dans les faits, les autorités politiques et les différentes instances ont du mal à mettre en œuvre leurs modalités techniques. C’est ce qui s’est passé en Tunisie ces jours-ci.


C’est vrai que la nouvelle Constitution a multiplié à l’infini les autorités et a fait éclater l’architecture de l’Etat pour éviter la concentration des pouvoirs entre les mêmes mains. C’est pourquoi les constituants (surtout islamistes) ont opté pour un régime parlementaire. Celui-ci contribue, en apparence du moins, à l’évanescence du pouvoir. Ainsi, autorités politiques, autorités de régulation et autorités indépendantes doivent apprendre à coexister ensemble, à dépendre les unes des autres, à collaborer dans le respect de leur indépendance respective et dans le respect de la souveraine décision du pouvoir politique. La collaboration du législatif et de l’exécutif est devenue nécessaire pour la désignation par exemple des membres des autorités de régulation. Le judiciaire ou le CSM intervient aussi pour d’autres cas. Ces autorités, on les désigne ensemble, mais aussi, on collabore ensemble à leur fonctionnement. C’est en effet une « ère nouvelle ». Toutes les nouvelles autorités et instances au sein de l’Etat se veulent, nouvelle « idéologie » du pouvoir, indépendantes, parfois de manière farouche.


L’actualité en Tunisie a fait ressortir les difficultés de « l’agir de concert » entre le gouvernement, le gouverneur de la Banque centrale, le parlement, et d’autres instances financières, sans compter les enchères des partis et de l’opinion. Notamment, après le classement à deux reprises de l’Union européenne de la Tunisie, d’abord sur la liste noire des paradis fiscaux, puis sur la liste « des pays tiers susceptibles d’être fortement exposés au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme » par le Parlement européen. Le gouvernement en plein désarroi, accuse à son tour le rôle du Gouverneur de la Banque centrale, de ne pas l’avoir informé à temps des mesures que l’Union européenne et le GAFI  s’apprêtaient à prendre sur la Tunisie, ou d’en être carrément le responsable de ces dysfonctionnements qu’il aurait dû prévoir en concertation avec le gouvernement.


Normalement les tâches des uns et des autres sont claires. Le Gouverneur de la Banque Centrale est constitutionnellement désigné par le Président de la République sur proposition du chef du gouvernement, après l’approbation de la majorité absolue du parlement. Il est également mis fin à ses fonctions par la même voie ou sur proposition du tiers des députés, à la suite d’un vote à la majorité absolue des députés (art.178). Par ailleurs, la loi du 25 avril 2016 qui fixe le statut de la Banque centrale considère que : « La Banque centrale est indépendante dans la réalisation de ses objectifs, l’exercice de ses missions et la gestion de ses ressources. Elle est soumise au suivi de l’Assemblée des Représentants du Peuple et elle en est redevable en ce qui concerne la réalisation de ses objectifs et l’exercice de ses missions. Nul ne peut porter atteinte à l’indépendance de la banque centrale, ni influencer les décisions de ses organes et ses agents dans le cadre de l’exercice de leurs fonctions » (Titre premier, art.2).


Mais la Banque centrale joue aussi statutairement le rôle de conseiller financier du gouvernement. Elle doit appuyer la politique économique de l’Etat. Elle peut proposer au gouvernement toute mesure pouvant exercer une action favorable sur la balance des paiements, le niveau des prix, le mouvement des capitaux, la situation des finances publiques et sur la croissance de l’économie nationale. Elle doit informer le gouvernement de tout fait qui peut porter atteinte à la stabilité financière et des prix. Elle est à son tour consultée par le gouvernement sur la politique financière, sur les emprunts, sur la mise en œuvre de la politique monétaire. Les deux parties doivent ainsi se concerter régulièrement sur la politique économique et monétaire en générale(art.29, 30, 31 et 32 de son statut). C’est dire combien il est nécessaire pour le gouvernement, le parlement et la Banque centrale d’« agir de concert », surtout en cas de crise économique ou en phase de transition.


Il se trouve que « l’agir de concert » n’a pu dans le cas d’espèce avoir lieu. Le gouvernement voulait démettre Chedly Ayari, le gouverneur de la BC, depuis déjà l’année dernière. Celui-ci, désigné sous la troïka, par le président Marzouki en remplacement de Mustapha Kamel Nabli, révoqué pour avoir osé résister aux faveurs de Marzouki, avait l’appui des islamistes jusqu’à sa dernière révocation. Chedly Ayari, le Gouverneur de la BC, croyait être un homme fort de l’Etat, protégé par un parti islamiste influent qui a accepté, non sans machiavélisme, sa nomination, parce qu’il traînait des casseroles de son passage à la tête de la Banque Africaine de Développement. Sa nomination pouvait arranger les affaires des islamistes qui avaient besoin de quelques libertés pour effectuer des transactions sans la moindre traçabilité. C’est ce que l’opinion (et le gouvernement) reproche aujourd’hui au gouverneur de la BC. Mais honnêtement, Chedly Ayari n’était pas le seul responsable. Le gouvernement assume sa part de laxisme sur un dossier très délicat où l’information pouvait avoir des retombées financières incalculables. L’affaire a pris des proportions démesurées dans l’opinion et auprès de la classe politique, parce que l’Etat tunisien traverse une situation économique et financière critique, subit des pressions constantes des instances financières internationales et de l’UE et parce que les islamistes voulaient préserver leur influence sur le domaine financier du pays à travers le système de désignation des autorités.


En tout cas, cela n’absout pas l’Etat. Sans méthode visible, l’Etat continue à improviser. Son autorité a du mal à se rétablir. Au lieu que ce soient les procédures et les mécanismes qui alertent le gouvernement à temps, ce sont les hommes qui restent les maîtres exclusifs des mécanismes d’information. La collaboration institutionnelle fait encore défaut et la machine administrative, assez gangrénée depuis la troïka, n’est pas bien huilée. Au surplus, les incohérences et les tiraillements de la coalition laïco-islamiste au gouvernement ne facilitent pas les choses. Toute décision importante de l’Exécutif doit au préalable passer par le filtre ghannouchien. L’influence des islamistes donne des ailes à leurs appuis au sein de l’Etat. Cette contrainte est pleinement assumée par le président Essebsi, attaché plus que tout à son partenariat laïco-islamiste, pour le bien de l’Etat, d’un Etat, somme toute, balbutiant.


Ne tirons pas de conclusions hâtives sur la grandeur d’un passé où les choses étaient prétendument réglées. Dans le passé, sous Ben Ali, « l’agir de concert » au sein de l’Etat était une fiction. Le Général mettait et démettait unilatéralement, et en silence, ministres, collaborateurs, préfets et gouverneurs de la Banque centrale. Personne ne pouvait savoir ce qui se passait dans les coulisses (comme dans l’affaire du Bassin minier de Gafsa). Le « concert » ne concernait tout au plus que les membres de la famille royale, qui avaient l’habitude de se répartir les biens et les secteurs financiers de l’Etat, comme les diplomates du Congrès de Berlin, qui se répartissaient au XIXe siècle les territoires à coloniser en Afrique à partir des salles de conférences.


On a tort de croire que l’Etat était « fort » sous Ben Ali. Il était vide, creux, incarné par des tortionnaires invulnérables et par une famille disposant du trésor public comme d’un butin de guerre. Cet Etat n’a jamais rassuré autrement que dans les prisons, malgré les apparences aveuglant encore certains intellectuels. L’Etat était un homme, un couperet, un fantasme, pas un ensemble d’institutions, ni un « agir de concert ». Aujourd’hui, dans une transition difficile, mais démocratique, où la communication prime sur tout, tout le monde peut accuser librement la désharmonie de l’Etat et l’ésotérisme d’un nouveau régime, né il y a juste trois ans et demi. Une Révolution est sans doute passée par là.


Hatem M'rad

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