Point de vue / Tunisie. L’imprévisibilité de la politique

 Point de vue / Tunisie. L’imprévisibilité de la politique

Illustration – FANATIC STUDIO / SCIENCE PHOTO L / FST / Science Photo Library via AFP

Les dirigeants et partis politiques ont le droit de vivre d’espérance, à condition de ne pas se tromper d’objet et de ne pas ignorer que la politique, au-delà des exigences de volontarisme et d’efficacité, est de l’ordre de l’imprévisible.

 

Les hommes politiques sont des acteurs qui agissent pour résoudre les difficultés et les conflits et pour décider en conséquence. Mais avant de décider, encore faut-il savoir prévoir les conséquences de l’action ou les évènements à venir. C’est pourtant là où le bât blesse. Prévoir quoi ? Qui peut prévoir ? Prévoir le futur politique sur la base de quoi, du passé, du présent, du hasard ? Le futur peut-il être prévu en fonction des connaissances et mémoires politiques acquises à l’état présent par les acteurs, même à l’aide des experts ou des savants ? Toute la difficulté des pouvoirs ou des dirigeants politiques réside justement dans cette capacité ou incapacité à prévoir l’imprévisible. On rappelle que l’imprévisible se définit par « ce qui ne peut pas être prévu » ou « ce qui ne peut se produire », ou encore par « ce qu’on ne peut ni prévoir ni anticiper, ce qui est inattendu ».

Il y a même des gradations dans l’imprévisibilité, comme l’observait un acteur politique, Donald Rumsfeld, l’ancien secrétaire américain à la Défense en 2002. Il y a d’abord des évènements dont on peut savoir qu’ils vont se produire, même si on ne peut prévoir ni leur moment ni leurs conséquences exactes ; il y a les éventualités plus ou moins prévisibles, plus ou moins probables ; et il y a enfin les évènements totalement impossibles à prévoir (le coronavirus fait certainement partie de cette dernière catégorie). En tout cas, nul n’est maître du destin national ou de son destin politique : ni les hommes, ni les partis, ni les nations. Nul n’est prophète en la matière.

Difficile d’anticiper l’histoire

La politique est imprévisible dans l’ordre général, parce qu’on ne peut à l’évidence pas anticiper l’histoire, malgré la lucidité de certains leaders politiques. Comment connaître l’inconnu ? Bourguiba, et même ses héritiers d’aujourd’hui, croyaient que, face aux défis économiques et sociaux et de développement, le renforcement de l’image du leader, de l’Etat et du parti au pouvoir suffisait à garantir la stabilité politique future et sauvegarder l’unité de la nation des prochaines générations. Qui pouvait imaginer que le prétendu protecteur de l’Etat civil pouvait ramener au pouvoir, dans sa succession historique, les militaires, puis les islamistes. Le bourguibisme a bel et bien enfanté l’anti-bourguibisme. Trop de certitude nuit, trop de prévision aussi.

Qui pouvait prévoir que la Révolution tunisienne serait issue d’une gifle donnée par un agent de police municipale à un marchand de légumes, qui l’a lui-même provoqué ? Sans doute personne. Si la Révolution française a été plus ou moins préparée par les Lumières, et si la Révolution bolchévique était voulue par des révolutionnaires clandestins, déterminés sur la base d’une nouvelle foi séculière, la Révolution tunisienne a été aussi soudaine qu’imprévisible. Si complotisme il y a eu ici, comme le prétendaient les lecteurs hilaryistes, il ne pouvait survenir hypothétiquement qu’après la soudaineté imprévisible de l’évènement, éventuellement en l’accompagnant postérieurement, pas avant. De même le renversement du Shah d’Iran a surpris tout le monde, et notamment son premier allié, les Etats-Unis. Peut-on prévoir aujourd’hui avec certitude l’écroulement de la dynastie saoudienne ou hachémite ou le retour de l’Etat civil en Iran ou la victoire d’un parti d’extrême-droite aux élections présidentielles et législatives en France ou le retour de l’ancien régime en Tunisie ? Ce qui est improbable n’est pas impossible, et ce qui est possible n’est pas certain. Telle est la difficulté en la matière.

Qui pouvait prévoir, après la Restauration de la monarchie en France, la fuite de Napoléon de son exil décidée par les Alliés à l’île d’Elbe, pour reprendre aussitôt son pouvoir, avec beaucoup de facilité, en 1815 lors des Cent-Jours ? Qui pouvait prévoir l’effondrement de l’empire soviétique ? Il faut rappeler ici que la thèse dominante des philosophes politiques occidentaux après la guerre froide soutenait l’idée d’une convergence future entre les systèmes économiques de l’Est et de l’Ouest. Les économies capitalistes se socialiseraient et les économies socialistes iraient vers le marché. Ni les philosophes, ni les politologues n’avaient prévu l’effondrement de l’Union soviétique et la décomposition du communisme. Dans son livre Les dernières années du siècle, écrit en 1982, Raymond Aron, penseur libéral lucide et d’habitude prudent, ne prévoyait pas du tout l’hypothèse de la disparition de l’Union soviétique et la fin de la guerre froide par abandon de l’un des deux ennemis. Il pensait même que le communisme avait toutes les chances de survivre. Son livre est écrit en 1982, mais Gorbatchev accède au pouvoir en 1985, le Mur s’effondre en 1989 et l’Union soviétique se disloque en 1991.

La politique tient à peu de choses

La politique est imprévisible, parce qu’elle tient aussi à peu de choses, notamment sur le plan électoral, comme en témoignent certains faits. S’il n’y avait pas l’affaire des rémunérations fictives de son épouse Pénélope, François Fillon, un candidat qui avait les faveurs des sondages trois mois avant les élections, aurait pu être président de la République, alors que Macron était alors en troisième ou quatrième position. S’il n’y avait pas la pandémie de coronavirus, qui a mis à nu ses priorités électoralistes et sa gestion fatale en la matière, Trump aurait pu être élu pour sa réussite économique et la réalisation du plein emploi. La pandémie a remis, aussi fatalement que spectaculairement, en cause la bonne santé économique du pays. S’il n’y avait pas la révélation de l’affaire sur l’utilisation, durant son mandat de secrétaire d’Etat (2009-2013), d’une adresse électronique personnelle pour sa correspondance politique, au lieu de la messagerie mise à sa disposition par l’administration, à quelques semaines de l’élection en fin 2016 face à son rival Trump, Hilary aurait pu remporter les élections, comme le prévoyaient beaucoup de sondages de l’époque. De même, s’il y avait en face de lui un candidat autre que Nabil Karoui, un candidat sorti de prison à la veille électorale, poursuivi pour faits de corruption, Kais Saied aurait pu ne pas être élu au second tour. L’honnête homme avait toutes ses chances face à un homme peu probe et peu instruit. Très souvent, les résultats des élections sont imprévisibles, malgré l’effort des sondages à les prévoir plus ou moins à l’avance, avec plus ou moins de vraisemblance.

La réussite politique tient finalement à si peu de choses. C’est vrai qu’on ne refait pas l’histoire avec des « si ». Mais, au-delà des programmes, doctrines politiques et des sondages qui euphorisent souvent les partisans à quelques années de l’échéance électorale, la politique tient un peu au hasard, un peu au volontarisme politique et un peu à la chance.

L’euphorie du PDL et des Moussistes

Les partisans de Abir Moussi et du PDL en Tunisie devraient alors raison garder, eux qui se trouvent pour l’instant portés euphoriquement par des sondages successifs les désignant comme les vainqueurs probables aux législatives. Outre qu’ils devraient examiner attentivement la proportion des non répondants à ces sondages, qui se situe à 72% (dernier sondage Sigma-Conseil) des sondés. Des sondages où presque les deux tiers des personnes consultées se sont abstenues de se prononcer, et où la supposée « volonté populaire » n’a pu se constituer. Youssef Chahed était en deuxième et troisième position aux présidentielles un an avant les présidentielles de 2019, il aurait pu être au deuxième tour. Mais il a chuté dans les sondages à la veille des élections, puis est sorti carrément du jeu dès le premier tour. Contre toute attente.

Mieux encore, beaucoup d’événements pourraient avoir lieu d’ici les prochaines  élections de 2023, dans lesquels pourraient se manifester d’autres humeurs contradictoires des Tunisiens (émergence d’un nouveau leader ou parti rassembleur, scission d’Ennahdha, création d’une grande alliance, nouveau consensus ou dialogue politique), de nature à démentir les espoirs actuels du parti de l’Ancien régime. L’opinion est versatile, elle brûle souvent ce qu’elle a adoré. Il est des événements qui parviennent à bousculer l’ordre des choses, et qui font vaciller l’ordre politique le plus établi, le plus prévisible. N’oublions pas que le système partisan tunisien ne s’est pas encore stabilisé, en dépit de la succession d’élections pluralistes et démocratiques depuis une dizaine d’années. Un « système » qui surfe entre dérives et brouillards, où le nomade tient le haut du pavé, où l’éphémère tient à jouer les premiers rôles et où l’incertain tient lieu de seule certitude.

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Hatem M'rad