Point de vue – Tunisie. Nuisances politico-pandémiques

 Point de vue – Tunisie. Nuisances politico-pandémiques

Manifestation organisée par Ennahda à Tunis, le 27 février 2021, en soutien à la « légitimité » du Parlement et du gouvernement du 1er ministre Hichem Mechichi et pour protester contre le rejet par le président Kais Saied du remaniement ministériel de Mechichi. CHEDLY BEN IBRAHIM / NURPHOTO / AFP CHEDLY BEN IBRAHIM / NURPHOTO / AFP

Les islamistes, les destouriens abiristes et le président s’arrogent tous, d’autorité, le droit de manifester dans la rue, de créer des attroupements interdits au commun des mortels, nuisibles à autrui en temps de pandémie.

 

Les manifestations de rue et les bains de foule exprimant l’opinion et la liberté des individus et des groupes politiques et sociaux sont, bien entendu, permis et garantis à tous en démocratie. Personne n’en disconviendrait. Tant l’opposition que les partis au pouvoir ont le droit d’occuper la rue, comme les autres espaces publics, pour mobiliser l’opinion. Jusque-là, les citoyens et les militants politiques ont usé et abusé de cet exercice citoyen depuis la Révolution. Mais on se demande si, dans un état exceptionnel comme celui d’aujourd’hui, infecté par une pandémie ne cessant pas d’impacter gravement la santé et l’économie nationale, il est légitime et opportun d’autoriser des manifestations de rue, des attroupements massifs, propres à multiplier le coefficient de contagion, notamment pour une population, encore réticente aux gestes barrières, pour ne pas dire encore inconsciente.

Parfois la liberté de nuire, même inconsciente, peut aller chez l’humain et chez les responsables politiques jusqu’à ne plus douter de leur crime contre leurs semblables, et même leurs coreligionnaires. La marche de la mort ou les sit-in macabres des forces politiques ne sauveront pas leurs concitoyens, même en soulevant inopportunément le drapeau national.

Nuisance sanitaire des trois forces du pays

Le président de la République Kais Saied, la députée opposante Abir Moussi (et le PDL), le président de l’Assemblée des Représentants du peuple, Rached Ghannouchi (et Ennahdha), les trois forces politiques du moment, ont provoqué ces jours-ci à quelques jours d’intervalles, et à des degrés divers, des manifestations et attroupements en pleine crise de pandémie, donnant peu de crédibilité à leur politique, aux recommandations et aux textes de lois qu’ils peuvent communiquer aux citoyens en matière sanitaire. A titre de comparaison, dans les universités, lieux culturels et artistiques, l’Etat a interdit toute manifestation d’ordre présentiel durant la pandémie depuis mars 2020. Une décision scrupuleusement respectée par les professionnels et responsables de ces différents secteurs. Dans les universités, cette décision est prise à la lettre par les conseils scientifiques, enseignants, étudiants et administration, parce que ce monde avisé et éclairé est conscient et convaincu des dangers de la pandémie. Les Tunisiens ont du mal à comprendre ces deux poids et deux mesures. On devrait inverser ici les deux éthiques de Max Weber. « L’éthique de responsabilité » est plutôt du côté des citoyens conscients (du moins d’une partie d’entre eux), « l’éthique de conviction », en l’espèce d’irresponsabilité, est, elle, du côté des gouvernants et des politiques. Le monde à l’envers.

Les foules réunies par Ennahdha dans la manifestation de samedi dernier, pour riposter contre le refus du président Saied de recevoir les nouveaux ministres désignés par le gouvernement Mechichi pour qu’ils prêtent serment devant lui, sont en comparaison plus populeuses que celles réunies à Sousse par le parti de Abir Moussi la semaine dernière. Les attroupements plus ou moins spontanés autour de Kais Saied (dans la mosquée ou dans la rue autour de sa personne) sont relativement moins denses que les attroupements précédents, ils n’en sont pas moins nocifs. Plus grave, les manifestations du PDL et d’Ennahdha sont autorisées par le gouvernement, chargé en principe de veiller à la sécurité et à la santé publique dans une période d’urgence et de couvre-feu. Partout ailleurs, dans les démocraties, comme dans les régimes autoritaires, les manifestations et les attroupements ont été interdits, de crainte de la propagation du virus. Dans certaines démocraties, on interdit même les réunions dans la rue de plus de cinq personnes.

Manifestation - Abir Moussi - PDL - Sousse
La présidente du PDL Abir Moussi à la manifestation, organisée dimanche 21 février 2021, à Sousse, pour contester le pouvoir en place et la présidence du Parlement. ABIR MOUSSI / FACEBOOK

Dangereuse manifestation d’Ennahdha

La manifestation des islamistes de ce dimanche est plus dangereuse que les précédentes par son volume. Elle était préparée de longue date par la machine de mobilisation islamiste. Des bus ont été affectées, une logistique, beaucoup de moyens financiers et des dons ont été versés aux manifestants. Même la police, assez avertie, était bien organisée pour contrecarrer les débordements éventuels. En tout cas, les « responsables » politiques et gouvernementaux qui ont autorisé et imposé cette manifestation massive de rue en pleine pandémie, juste pour montrer leurs muscles à la partie adverse, ont fait preuve d’une irresponsabilité foudroyante.

Les gouvernants donnent ici, ou ailleurs, une belle leçon d’incivisme en provenance d’un introuvable État sous influence et d’un gouvernement en détresse. Ennahdha manifeste paradoxalement contre une crise politique, ou plutôt contre un immobilisme politique primaire, formalisé par une Constitution « éclairante » et un régime politique factice, ingouvernable, que les islamistes se sont ingéniés à imposer obstinément contre tous. Au surplus, même si la rue appartient à tous, il est de tradition dans les démocraties que ce soient plutôt la société civile, les groupes sociaux, les jeunes, les syndicats et l’opposition qui ont l’habitude de manifester bruyamment dans la rue, pour se faire entendre justement par le pouvoir. Mais lorsque ce sont le pouvoir ou le parti majoritaire allié au gouvernement qui occupent abusivement la rue, comme c’est le cas d’Ennahdha, on se poserait des questions sur leur capacité à résoudre les conflits politiques à travers les institutions dont ils ont la charge. L’idée implicite de cette tradition démocratique, c’est que lorsque le pouvoir ou le parti majoritaire au gouvernement occupent la rue, tout en détenant les institutions clés du pays, ils ont des chances de glisser vers une sorte d’abus de pouvoir ou de monopolisation de la vie politique, laissant peu de place à la société civile et aux échos de la rue, prise comme un espace public populaire.

Le président Kais Saied discutant avec les citoyens à El Mnihla, à Tunis, le 19 janvier 2021.
Le président Kais Saied discutant avec les citoyens à El Mnihla, à Tunis, le 19 janvier 2021, après les violents incidents survenus lors des manifestations dans certaines régions du pays. PRESIDENCE TUNISIENNE / AGENCE ANADOLU / AFP

Ennahdha en détresse

Ennahdha panique, on le sait, quand il se sent vulnérable. Le parti a d’abord une majorité législative fragile, le rendant dépendant de l’appui de Qalb Tounès et de Nabil Karoui, qu’il s’active depuis quelques temps à faire sortir des geôles pour affronter avec lui et le président et Abir Moussi. Ennahdha se trouve ensuite en face d’un président rebelle, bien élu, têtu, qui lui est radicalement hostile et qui ne se gêne pas de le lui montrer et d’alerter l’opinion sur ses méfaits. Il est encore dépassé nettement dans les sondages par le Parti Destourien Libre, qui l’a ravalé dans les intentions de vote aux législatives, à une position subalterne, même si les sondages ne sont habituellement ni constants ni exacts. Enfin, Ghannouchi a du mal à se défaire de l’image de « l’homme le plus détesté de l’opinion tunisienne », comme le montre éloquemment les médias et les réseaux sociaux depuis une dizaine d’années, ainsi que les mêmes sondages. Le bateau des islamistes chavire dans l’ivresse. Beaucoup d’observateurs prédisent « le déclin d’Ennahdha ». Chose qui est loin d’être certaine, car le parti a une force de rebondissement et de mobilisation incontestable. L’idée de déclin, de vulnérabilité, ou même le risque de perte de son pouvoir et de son influence ont tendance d’ailleurs à le raffermir instinctivement. Ennahdha occupe souvent la rue quand il est débordé de tous parts ou quand il est sur la défensive. On se souvient du sit-in d’Errahil, après l’assassinat en été 2013 de Mohamed Brahmi, à la suite desquels le parti a été acculé au dialogue national, puis à quitter le gouvernement. Cela a coïncidé avec la déposition en juillet 2013 de Mohamed Morsi par la rue en Egypte, qui a beaucoup inquiété Ennahdha, qui craignait de subir le même sort. Pris de panique, Ennahdha a décidé à ce moment-là d’occuper la rue et de faire des contre-manifestations à chaque manifestation du camp laïc et démocrate. Ils ne s’intéressent décidément à la rue et à la société civile que lorsqu’ils redoutent de perdre le pouvoir.

Alors, pandémie ou pas, on ne transige pas chez les islamistes avec l’idée d’incrustation au pouvoir par tous les moyens, après en avoir été longtemps bannis. Noureddine Bhiri, le dirigeant islamiste a menacé dans un post Facebook, qu’il a effacé par la suite, tous ceux qui barreront la route aux islamistes. Ils manifestent par la volonté de Dieu. Dieu saura leur ouvrir le chemin sacré, comme lors de la traversée de la mer Rouge par Moïse et son peuple, après que l’Eternel lui ait fait reculer la mer. Dieu ou un « Ange » les protégera contre toute contamination « impie » du virus. Les mesures sanitaires sont faites pour les citoyens imbéciles que nous sommes, qui croyons à la légèreté du vouloir-vivre. Les islamistes et les hommes politiques en général s’arrogent en cette phase le droit ou la liberté de nuire à autrui. Ils sont, eux, « immunisés » contre ces malheurs futiles en tant que bienfaiteurs de l’humanité ou messagers de Dieu… mais sûrement pas contre la bêtise humaine.

Ce qui est pire que l’ignorance, c’est l’aveuglement. Les Tunisiens en ont été bien servis ces jours-ci.

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Hatem M'rad