Point de vue – Tunisie. Révoltes et Education

 Point de vue – Tunisie. Révoltes et Education

FETHI BELAID / AFP

Il y a un lien indéfectible entre la crise éducative en Tunisie depuis plusieurs décennies et les révoltes régulières des jeunes et des mineurs depuis la Révolution.

On a l’habitude depuis la Révolution de regarder les contestations et révoltes des jeunes, des mineurs, et des populations des régions et des quartiers marginalisés sous le prisme du social, du chômage et de l’économique. Il s’agit certes d’une considération irréfragable. Mais, il n’y a pas que cela. La faillite de l’éducation, la poussée gravissime de la déscolarisation et de l’analphabétisme qui en résulte, ont également leur mot à dire sur ce chapitre, malgré les efforts importants consentis par l’Etat et la communauté nationale depuis l’indépendance.

La faillite de l’éducation, et en conséquence, de l’enseignement universitaire, est un fait certain, qu’on observe dans le quotidien, et face auquel l’Etat, faute de moyens financiers, débordé par la syndicalisation outrancière du secteur, et déphasé par les tiraillements politico-parlementaires, se trouve de plus en plus impuissant à y remédier. En période de transition, de déconstruction- reconstruction, l’Etat  se soucie d’abord de l’immédiateté, de l’urgence, des politiques de replâtrage, nécessitées par des gouvernements éphémères et des majorités chancelantes. Une transition qui a fini par écourter les vues et les visions, et par rallonger l’amateurisme et l’« inessentialité ». A force de retarder la reconstruction après la déconstruction, on a fini par gérer une infinitude de déconstruction, et donc, d’aggraver la déconstruction elle-même. Une déconstruction qui aurait fait sursauter Jacques Derrida lui-même, qui considère que déconstruction et construction vont ensemble, que la déconstruction est interminable, traverse tous les champs sociaux. Mais à la différence de Deleuze, la déconstruction en la matière, sur le plan éducatif, n’est pas une forme de construction. Elle est une déconstruction enfoncée, aggravée par le laxisme des autorités.

Aucune réforme d’envergure

Depuis dix ans, on a l’impression que les ministres de l’Education, comme tous les autres ministres d’ailleurs, gèrent beaucoup plus les complications de la transition que les réformes de leur département. L’involonté gouvernementale était un fait déstabilisateur de ce secteur, désormais peu « stratégique » dans l’esprit politique de l’époque, livré à lui-même, aux parents d’élèves, aux syndicats et au délabrement. Pourtant, l’éducation est traditionnellement le secteur « souverain » par essence en Tunisie. « Souverain », parce que, dans un pays sans richesses matérielles, il détermine tout : la matière et l’esprit, le bon et le mauvais, la vertu et la corruption, l’élitisme de l’Etat et la clochardisation de la société, le civisme des individus et la voyoucratie ambiante.

C’est ce qui explique qu’aucune réforme d’envergure de l’éducation n’a pu être entamée depuis la Révolution. Celle qu’a tentée de réaliser maladroitement le trop polémique Néji Jalloul était menée de manière arrogante. Bourguiba pouvait, lui, engager une grande réforme de l’éducation, alors que le pays était encore, après l’indépendance, et à ses dires, « une poussière d’individus », et l’Etat fragilisé par le schisme youssefiste. Donc les chambardements et le malaise étatique ne sont pas des prétextes pour mal faire, ou non faire.

Blocage de l’ascenseur social

L’absence de grandes réformes éducatives a certainement un prix, d’ordre moral, scientifique, économique, social et politique. Outre que les diplômes étatiques sont de plus en plus au rabais, dévalorisés par le contenu et sur le marché, l’éducation n’est plus comme dans le passé un ascenseur social. L’abandon scolaire lui a donné un coup de massue. L’ascenseur social est en panne. L’inégalité de chance, que les démocraties et les régimes libéraux sont censés combattre, se rétablit en force entre les élèves et étudiants issus de milieux favorables et les « miséreux ». Les premiers réussissent plus aisément, et de plus en plus rapidement, sans forcer, contrairement aux autres. Auparavant, l’école et l’université ont pu, avec les moyens du bord du pays, faire émerger des élites issues de milieux défavorisés, et même très défavorisés, qui allaient à l’école de la République avec des chaussures trouées, des claquettes et des vêtements très usés en hiver. Des élites qui constituaient une bourgeoisie de promotion, de mérite. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les élites circulent entre elles horizontalement, certes, à la manière de Pareto, mais les classes sociales ne circulent plus entre elles sur le plan vertical, du bas au haut de l’échelle sociale. Pourquoi alors ce « je m’enfoutisme » inquiétant, blessant même, des hauts responsables politiques sur les problèmes de l’éducation, qui bien entendu, ne sont pas immédiatement porteurs  politiquement. La classe politique tunisienne est indifférente à l’éducation : islamistes et laïcs.

Des statistiques affolantes

Certains chiffres sont pourtant alarmants. Une armée de réserve de 1.700.000 analphabètes circule dans le pays, vivant dans la précarité absolue. En début 2020, le nombre de chômeurs est passé en Tunisie à 634.000 chômeurs (taux de chômage de 15,1%). L’abandon scolaire a évolué depuis 1980 de 26 000 élèves (1984/1985) à 120 000 élèves par an ces dernières années. Un phénomène qui a touché tous les cycles à des degrés différents (cycle primaire, cycle de base et cycle secondaire). La déscolarisation atteint principalement les jeunes entre 13 et 17 ans, qui représentaient déjà 78% de l’ensemble des déscolarisés en 2011/2012. C’est visiblement celle-là, la population violente qu’on voit s’agiter fiévreusement dans les virages des stades, dans les manifestations de rue et les scènes de pillage dans les régions défavorisées et quartiers populaires, remplissant les rues en pleine pandémie après le couvre-feu, qui ne les concerne pas.

Environnement « marchandisé »

Ceux qui n’ont pas abandonné la scolarité n’en ont pas moins un niveau spectaculairement inférieur à celui des générations précédentes. Il est vrai aussi, que de par le monde, la culture non livresque, et de plus en plus numérisée, a remplacé la culture livresque du passé. On abhorre l’exclusivité de l’écrit, on préfère le mixage de l’écrit, du ludisme et de la vidéothèque en même temps. Cela ne devrait pas normalement justifier la faillite du système, l’abandon scolaire, la démission des politiques ou l’absence de réformes fondamentales et de mises à jour de la pédagogie. Les enseignants eux-mêmes ne sont plus ce qu’ils étaient. Ils luttent pour la vie, ne vivent plus dans la décence nécessaire à l’éducateur, au pédagogue et au chercheur. La baisse de rémunération de l’éducateur est elle-même, dans un monde « marchandisé » et capitalistique, une forme de dégradation morale de sa mission, déconsidérée elle-même à la fois comme valeur marchande et morale. S’instruire, pourquoi faire ? quand un dealer peut ramasser la mise de toute une vie en un seul jour, ou quand un joueur de football (même sans talent), un DJ ou un rappeur peut faire rapidement fortune. Ce sont les jeunes eux-mêmes qui le disent. Les réseaux sociaux aggravent les inégalités sociales, désormais spectaculaires, « vues » et « likées » à l’époque du « m’as-tu-vuisme » et du déballage virtuel.

Les démunis des quartiers populaires et des régions déshéritées, les déscolarisés ou les analphabètes et les chômeurs le voient et le ressentent. Vautrés dans les cafés, oisifs, sans visions, sans perspectives. Tout se confond dans leurs têtes désemplies, involutives. La contestation de la foule les interpelle, quel que soit le sujet ou l’ordre du jour. On confond le politique et l’impolitique, le social et le moral, la raison et la déraison. C’est le prétexte qui compte. On conteste la politique pour piller les supermarchés abondants ou on pille pour contester la corruption, l’inégalité et la « hogra ». Le pillage est la forme de reconnaissance escompté. « Abondance des biens nuit », pour inverser une maxime. Ne disons pas alors que les révoltes sociales et les pillages de la foule désespérée n’ont rien à voir avec l’éducation. Tout est éducation : existence, reconnaissance et élévation. L’inéducation, à l’inverse, est le mal absolu, a fortiori dans les temps modernes, super-techniques et numérisés. Elle est inexistence, non reconnaissance et dégradation. Discutez avec la foule des contestataires et pilleurs et vous verrez poindre l’inéducation et l’ignorance dans sa splendeur.

Quelle élite de demain ? On ne cesse de se poser la question.

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Hatem M'rad