Point de vue. Violence politique en démocratie

 Point de vue. Violence politique en démocratie

De gauche à droite et de haut en bas : Bolsonaro, Maduro, Orbàn, Erdogan – Zemmour, Macron, Trump et Saied. AFP

La violence politique, sous toutes ses formes, guette toutes les démocraties sans exception, comme le montre l’histoire contemporaine.

Contrairement aux apparences, la violence politique n’existe pas seulement dans les régimes despotiques, les dictatures, ou dans les démocratures, elle existe aussi en démocratie, comme en témoignent les événements politiques parfois dramatiques, qu’ont connus les démocraties consolidées. Même dans l’antiquité, la démocratie grecque a disparu à la suite de violence : une première fois, lorsqu’Athènes a été battue dans une guerre par Sparte, qui défendait l’oligarchie, et une deuxième fois lorsqu’elle a été l’objet des invasions d’Alexandre.

Mais, les démocraties modernes peuvent glisser dans la violence politique pour plusieurs autres raisons : soit par reniement des valeurs démocratiques, à différents degrés (la France sous Pétain, l’attaque de la coupole aux Etats-Unis le 6 janvier 2021 par les troupes de Trump) ; soit par rejet du principe du jeu concurrentiel, par ce que Michel Ignatieff appelait dans un article publié au Journal of Democracy (oct. 2022, vol.33, 4, pp.5-19) par une allusion schmittienne, « The politics of enemies » (comme dans l’Allemagne nazie) ; soit par des contestations permanentes radicalisées (Catalans en Espagne, Gilets jaunes en France) ; soit par le refus obstiné de l’homme au pouvoir, en situation minoritaire, de prendre en compte l’opinion de la majorité du peuple ou du parlement ou des deux (Macron pour la loi sur les retraites) ; soit par la non reconnaissance de l’issue électorale pour des perdants, croyant être les véritables gagnants (Trump, Bolsonaro) ; soit par une mutation autoritaire de la démocratie vers la démocrature (Turquie sous Erdogan, Venezuela sous Maduro, Hongrie sous Victor Orbàn, Tunisie après le coup d’Etat de Saied). Violence, faut-il le rappeler, que les démocraties sont censées réduire ou éliminer. Car, quoiqu’on en dise, la démocratie n’est pas un système de justice, mais un système de paix (élection libre, droit de la majorité, consentement des citoyens, reconnaissance d’autrui, statut de l’opposition). Au moins, la démocratie devrait faire en sorte que la justice soit assez suffisante pour garantir la paix, ne serait-ce que pour éviter les contestations radicales.

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La violence politique en démocratie commence en général lorsque des dirigeants de type populiste, tentent de diaboliser leurs concurrents ou adversaires, en les identifiant comme des « ennemis ». Attaquer la réputation d’un candidat ou d’un élu,  nier son droit d’agir ou d’être crédible, est une manière de rendre inopérants ses idées politiques comme son programme aux yeux de l’opinion crédule ou dupée. « L’ennemi » ne doit plus alors participer au jeu de la légitimité politique, ni mériter de participer à la démocratie, ni qu’on débatte avec lui, ni qu’on le respecte en tant qu’homme politique. Il est traître, non patriote, comploteur, voire, comme pour les islamistes, renégat ou blasphémateur.

Normalement, celui qui gagne une élection est supposé tendre la main aux vaincus, comme celui qui perd une élection, se hâter de féliciter le vainqueur. C’est la loi de la bienséance ou de la courtoisie politique en démocratie. Une loi d’autant plus nécessaire que l’adversaire d’aujourd’hui peut devenir l’ « ami » politique ou l’allié de demain. En politique, il n’est pas bon d’insulter l’avenir. Mais ici, le vainqueur, adepte de la violence politique, en gagnant les élections s’empresse de chasser ses adversaires, ses ennemis. Ces vainqueurs auraient sans doute, vis-à-vis de leurs « ennemis », acquiescé au système de bannissement qui avait cours au Moyen Age, qui leur aurait facilité la tâche. La lutte pour le pouvoir n’est plus pacifique, mais violente et acharnée. Gagner une élection est d’autant plus impérieux qu’il s’agit de gouverner en écrasant et en éliminant ses adversaires.

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Il est clair qu’enseigner les valeurs démocratiques est une chose, l’exercer par les violents en est une autre. Même s’il reste vrai que la démocratie à l’état pur n’existe pas, et même s’il serait naïf de croire qu’en éliminant les « ennemis », hommes politiques ou partis politiques, on a des chances d’éliminer la violence politique ou l’esprit partisan, et même s’il est difficile de croire que tous les hommes politiques, tous les courants politiques soient d’accord sur les valeurs communes de la démocratie, sur lesquelles il est pourtant nécessaire de se mettre d’accord, au moins pour un seuil minimal. Autrefois, dans les années 1970 en Europe, on suspectait les communistes de vouloir détruire la démocratie, parce qu’ils ne partageaient pas les mêmes valeurs démocratiques que les démocrates libéraux et chrétiens, aujourd’hui on suspecterait plutôt l’extrême droite et la gauche protestataire en Europe, et les courants islamistes dans les rares contrées pluralistes du monde arabe. Pire encore, après la révolution en Tunisie, le peuple en est venu à détester la démocratie, qui signifiait, pour le citoyen peu instruit comme pour beaucoup d’instruits, le règne des islamistes, plus forts, plus mobilisateurs, plus embrigadés, plus violents et plus dangereux que les courants laïcs. Kais Saïed a cueilli une opinion « mûrie », édifiée sur son propre sort dit « démocratique » et convaincue de la fatalité du destin islamiste. Ce faisant, une autre « violence » s’est substituée à la précédente, celle d’un autocrate qui voudrait farouchement s’auto-légitimer par l’élimination expéditive de ses « ennemis », les islamistes.

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En définitive, la violence transparaît comme un facteur irrémédiable de désagrégation de la démocratie. Livrée à elle-même ou au mal qui la guette, la démocratie reste bien fragile. Si les dirigeants politiques et les élus s’unissent contre la violence sous toutes ses formes, institutionnelles, matérielles, personnelles ou pratiques, elle aura des chances de survivre. Mais lorsqu’ils tournent le dos à ses valeurs, par leur complicité aux remises en cause, ils la mettent en danger. Si les contre-pouvoirs sont affaiblis ou confisqués par un parti, une majorité ou un homme ou par un groupe extrémiste, la démocratie aura du mal à émerger. La violence sera déjà là. Violence rendue encore plus impitoyable par la désinhibition des médias et réseaux sociaux, qui s’abritent derrière l’anonymat pour diffamer, injurier, insulter, haïr, démolir impunément des réputations, et surtout pour créer une nouvelle forme de violence virtuelle en guise de soutien à la violence politique elle-même.

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Hatem M'rad