Point de vue – Tunisie. Un prisonnier politique est aussi un prisonnier d’opinion

 Point de vue – Tunisie. Un prisonnier politique est aussi un prisonnier d’opinion

GEOFFROY VAN DER HASSELT / AFP

Prisonnier politique et prisonnier d’opinion ne sont pas dans les systèmes autoritaires aussi distincts qu’ils ne paraissent. Ils sont interchangeables.

On distingue d’ordinaire, comme le fait Amnesty International, entre un prisonnier politique et un prisonnier d’opinion, dont les motivations et les objectifs sont évidemment différents. Le prisonnier politique serait une personne persécutée et incarcérée pour des faits et motifs politiques, c’est-à-dire pour son opposition par des actions, violentes ou non violentes (complots imaginaires, tentatives de coups d’État, réunions ou manifestations supposées illégales) au pouvoir en place de son pays, généralement autoritaire ; alors que le prisonnier d’opinion serait une personne emprisonnée, non pas pour avoir agi, mais pour avoir simplement exprimé ses opinions et ses convictions, de manière verbale ou écrite, et surtout pour ses publications. En réalité, on ne peut véritablement tout à fait les distinguer sur le plan politique où ils peuvent se confondre, notamment dans un contexte non démocratique ou attentatoire aux droits et libertés. L’un se nourrit de l’autre. Les abus sur l’un couvrent les abus sur l’autre, ciblés tous les deux, et au même titre, par une même « instigation » despotique.

D’une part, les écrivains et intellectuels, à différentes époques (Voltaire, Diderot, Gramsci, Soljenitsyne, Shakarov, Havel) ont été emprisonnés par les pouvoirs absolutistes ou dictatoriaux, parce que leurs déclarations et écrits risquaient, en éveillant les consciences, de créer un trouble politique, nuisible à la sécurité de l’Etat et à la survie du pouvoir politique lui-même. Une opinion politique peut se transmuer rapidement en action politique, directement ou indirectement.  John Viénot, historien de la Réforme française, disait d’ailleurs que « Tout livre qui n’est pas action est un mauvais livre ». En politique, comme en philosophie, on pense, comme on écrit, pour réformer les institutions et la société. Cela a toujours été ainsi depuis les illustres philosophes grecs.

D’autre part, les hommes politiques contestataires, dépourvus de tous autres moyens légaux et démocratiques pour contester institutionnellement un pouvoir autoritaire, qui a aboli droit, institutions et liberté, expriment dans l’esprit de tels pouvoirs ou même en réalité, au moyen de leurs groupes politiques, actions, réunions et manifestations, des opinions dangereuses pour le pouvoir. Un homme politique ou un simple militant pense et agit en même temps, lorsqu’il ne situe pas directement son action dans une œuvre déterminée ou une source d’inspiration philosophique quelconque. Ghandi était-il un prisonnier politique ou un prisonnier d’opinion, de par son action, ses résistances au colonisateur, ses écrits et sa sagesse ? Nelson Mandela était incarcéré pour ses opinions, déclarations et écrits anti-apartheid, comme pour ses actions de résistance et de contestation de la discrimination et de l’arbitraire. Bourguiba, emprisonné dans l’île de La Galite ou ailleurs, lors de la colonisation, ne cessait d’exprimer lui aussi des opinions et de rédiger notes, réflexions et stratégies d’action. Et on pourra en multiplier les exemples.

Mieux encore, l’amalgame entre l’emprisonnement politique et l’emprisonnement d’opinion est bien entretenu par le pouvoir autoritaire lui-même. Emprisonner des journalistes, écrivains, intellectuels et artistes permet de faire pression en même temps sur l’ordre politique, sur la société, comme sur les individus, en vue de préserver l’uniformité politique. Emprisonner des hommes politiques, même au prétexte de réunions et de concertations pacifiques en cercle fermé, qui n’ont violé visiblement aucune loi, attenté à la vie de personne, comme en Tunisie sous Bourguiba et Ben Ali, ou comme actuellement dans la démocrature post-révolution du 25 juillet, avec l’emprisonnement des membres de l’opposition et d’autres activistes, est un moyen pour instaurer une sorte de terreur intellectuelle et médiatique contre les métiers et les sphères d’opinion. Même des conseils scientifiques d’universités, normalement sièges du savoir scientifique et objectif, finissent par obtempérer à l’ordre « souverain », teinté d’idéologisation nationalitaire circonstancielle, comme pour le retrait de l’éméritat de l’ancien doyen Habib Kazdaghli, « accusé » d’avoir participé à un colloque universitaire à l’étranger incluant des universitaires israéliens, alors qu’il est lui-même un historien universitaire spécialisé dans les questions des minorités juives en Tunisie. C’est comme si on voulait l’empêcher de poursuivre des activités de recherches scientifiques dans le domaine propre pour lequel il a été habilité.

Il s’ensuit qu’agir politiquement, comme penser politiquement « doivent » dans les deux cas être perçus délibérément par l’autorité autoritaire comme un crime punissable, comme une tentative de déstabilisation de l’État, ou de l’homme au pouvoir, choses menant droit à l’emprisonnement de la personne concernée. Il faut croire que, privé du soutien de l’élite, même de celle des premiers jours, qui s’est elle-même convertie par la conversion de Saied lui-même, celui-ci n’a plus d’autre choix que d’entretenir cet amalgame entre le prisonnier politique et le prisonnier d’opinion, puisqu’il a déjà persécuté et emprisonné tantôt des hommes politiques, tantôt des hommes d’opinion et des journalistes, et tantôt les deux simultanément, comme l’emprisonnement actuel de plusieurs membres du « Front du Salut », outre des hommes d’affaires, des juges et des patrons de presse, notamment depuis le 11 février dernier, pour avoir organisé une réunion privée chez l’un d’entre eux, en vue de se concerter et d’échanger pacifiquement sur la situation politique du pays, dans le cadre de leur stratégie d’opposition, à la suite d’une dénonciation légère et sans preuves, au vu de leurs avocats. Le président tunisien ayant aboli les corps intermédiaires et interdit de fait et de droit les espaces publics, le pluralisme partisan, parlementaire et électoral dans le pays. Les opposants sont acculés à se concerter en privé.

Alors, la question qui se pose d’elle-même : pourquoi cet amalgame entre prisonnier politique et prisonnier d’opinion ? Pourquoi l’interversion de ces deux types de prisonniers dans le cas de figure ? Parce que le despotisme politique nourrit l’imaginaire de l’homme (seul) qui l’incarne, qui se voit entouré partout de complots et d’ennemis, jusqu’à ce qu’il finit par ne croire en personne (ils se trompent tous), par n’accepter aucune concession (acte de tromperie), de ne croire qu’en sa propre parole, aussi délirante soit-elle. Il s’agrippe corps et âme à son seul pouvoir, et dans sa tour d’ivoire. Délire personnel et délire collectif n’en font plus qu’un. L’opinion est accusée de manigance au même titre que l’acteur politique. Ils se nourrissent les uns des autres. Tous complices, tous condamnables. Il n’y a pas deux types de prisonniers, politiques et d’opinion, il n’y en a qu’un en réalité. La vision des dictateurs est bien subjuguée par le principe d’uniformité.

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Hatem M'rad