Point de vue – Tunisie. « Classe politique », classe gouvernante

 Point de vue – Tunisie. « Classe politique », classe gouvernante

Illustration – Kayhan Ozer / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

L’ensemble de la « classe gouvernante » actuelle de la Tunisie est constitué par des nouveaux venus dans la politique, qui, souvent, et surtout sous la contrainte, méconnaissent l’essence même de leur fonction.

Quand est-ce qu’une classe politique, un gouvernement ou un gouvernant manifestent une insuffisance politique ou quelques types d’« aveuglement » politique ? C’est sans doute, lorsqu’ils croient que, par des décisions revanchardes et émotives ou par des réformettes immédiates et urgentes, peu clairvoyantes, ils ont des chances d’améliorer le sort du peuple ou les conditions d’un des secteurs de la société, à moyen ou long terme.

Nul ne l’ignore pourtant. Il ressort de l’expérience politique, comme du bon sens populaire, que la situation profonde des peuples est plutôt tributaire des réformes fondamentales, lucides, rationnelles et courageuses, qui ne visent pas forcément l’immédiat, un peu trop « sacralisé » (même paradoxalement par les théocrates post-2011), qui reste à l’évidence un des « soucis » de la politique, dans le sens aristotélicien du terme, même s’il peut en être le prétexte. Les exemples sont nombreux dans la Tunisie contemporaine. Des réformes fondamentales ayant eu des répercussions dans le long terme, la Tunisie contemporaine en a connu quelques-unes. Outre les exemples habituels, souvent cités machinalement, comme le Code de Statut Personnel, la liberté des femmes, le planning familial, l’éducation gratuite et progressiste, le caractère civil de l’Etat, la non politisation de l’armée, on peut encore avancer un autre exemple, comme l’Ecole Nationale d’Administration (ENA), dont l’impact est souvent méconnu dans les médias et auprès du public. L’ENA a contribué grandement à améliorer, même avec des moyens insuffisants et la persistance de la bureaucratie et de la corruption, le niveau de l’administration tunisienne, notamment à travers les diplômés du cycle supérieur, les conseillers de service public (CSP), appelés souvent à leurs sorties, à des fonctions de direction administrative et dont plusieurs d’entre eux ont pu faire des carrières politiques, surtout à l’ère Ben Ali. La suspicion maladive de ce dernier (visiblement pas le seul) le portait à vouloir se  rassurer par l’exclusion des profils politiques et l’inclusion de hauts fonctionnaires et énarques, habitués à la loyauté. L’ENA a pu intérioriser des codes bureaucratiques et de conduite, développer une forme de socialisation, et même un esprit de corps assez solide, très envié, entre les diplômés du cycle supérieur. En tout cas, sans l’ENA, la situation administrative du pays aurait pu être pire. Ceci est d’autant plus notable que, c’est l’Administration, on l’oublie souvent, et pas seulement le gouvernement, qui se charge de mettre en œuvre en pratique la politique de développement multidimensionnel d’un pays (autorisations, infrastructures, subventions, impôts, diplômes, services divers, etc.). Et l’administration tunisienne l’a fait en dépit des insuffisances criantes et des critiques légitimes.

Dans le même esprit, il ne serait pas illégitime de penser que la mise en place d’une École de Science Politique puisse avoir des chances d’améliorer à moyen et long terme la qualité de la classe politique tunisienne, outre la qualité des chercheurs, analystes et journalistes politiques, en améliorant du coup la qualité de la démocratie délibérative, en panne depuis le coup d’Etat de Saied. Qualité de la formation de la classe politique, qualité des chercheurs en science politique et qualité des journalistes médiateurs se font écho et contribuent à développer la vertu de l’action politique, le sens des responsabilités au sein de l’Etat et le niveau du débat politique en général, horriblement limité, excessif, subjectif, mensonger et très souvent sans fondement (notamment entre classe politique et médias). Comme le dit si bien François Châtelet, à la suite des Sages grecs, « La définition de l’ordre de la Cité suppose une science du politique » (Histoire des idées politiques, Paris, PUF, Thémis, 1992, p.19), outre une science de l’administration.

Pour l’instant, et faute d’un tel enseignement et d’une telle formation universitaires spécifiques en science politique, qui ne semblent pas être « la tasse de thé » des responsables politiques depuis l’indépendance, comme depuis la Révolution, notre classe politique reste envahie, à n’en plus finir, par la politique, voire la tyrannie de l’urgence, au point que la politique finit par signifier pour eux davantage gestion permanente de l’immédiateté que définition et poursuite d’objectifs et de finalités élevées. On doit alors irrémédiablement se contenter de ce qui existe, c’est-à-dire d’un président qui n’a jamais fait de politique, passant même de la retraite passive à l’action politique soudaine, sans préparation aucune ; d’une cheffe de gouvernement qui ne sait pas et qui n’a jamais su ce que politique veut dire ; de ministres-administrateurs qui n’ont jamais fait de politique, et qui la font mal ; d’un parlement majoritairement composé de « bleus », pour ne pas dire de « nourrissons » en politique.

Pas étonnant que les visions politiques lointaines se font rares et que les « illuminés » sans « Lumières » se font légion. Pourquoi l’héritage de Napoléon, Lincoln, Roosevelt, Kennedy, Jules Ferry, Blum, Atatürk, de Gaulle, Bourguiba, ont été célébrés dans leur postérité par leurs partisans, comme par leurs opposants ou les sceptiques ? Pourquoi les appelle-t-on des « hommes d’Etat » ? Ils le doivent sans doute à la réussite de quelque chose de fondamental, de durable, de transhistorique, de supra-partisan, en dépit des critiques conjoncturelles de l’époque, ainsi qu’au fait qu’ils avaient les moyens intellectuels et le vécu politique, nécessaires pour mériter la reconnaissance collective de leurs nations.

La Tunisie gagne à substituer une « élite gouvernementale » (Pareto), ayant le sens de l’Etat, des contraintes, de la complexité et de la responsabilité collective, à une simple classe ou « élite politique » formelle ou nominative, marquée par l’urgence, qui n’est enveloppée de « politique » que par la grâce de « la désignation » ou de « l’élection ». Savoir, c’est pouvoir, dit-on souvent, à condition d’ajouter que pouvoir est aussi « savoir ».

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Hatem M'rad