Point de vue. Conflits de légitimité démocratique

 Point de vue. Conflits de légitimité démocratique

Il n’y a pas une, mais plusieurs types de démocratie. Chacune a sa propre légitimité. Ces légitimités démocratiques peuvent entrer en conflit, comme en France actuellement.

Il y a d’abord des différences de nature entre régimes démocratiques et régimes non démocratiques, autoritaires ou totalitaires, fondamentalement inconciliables ; il y a ensuite des différences, moins graves, entre démocraties « pleines » et démocraties « imparfaites », selon les concepts du classement annuel de Democracy Index ; mais il y a aussi à l’intérieur même des démocraties, des conflits de légitimité entre les différents types de démocratie, des conflits aussi aigües qu’insolubles parfois. Actuellement, la France traverse un conflit de légitimité entre deux (ou plusieurs) types de démocratie, mettant la démocratie de la rue face à la démocratie de l’urne. Un conflit ayant pris naissance avec la loi sur les retraites, que le président Macron voudrait imposer contre vents et marées, parce qu’elle a été présentée lors de sa campagne présidentielle comme une réforme capitale, et parce que cette fois-ci, dans son second mandat, il n’a plus rien à perdre. La popularité ou l’impopularité le concernent moins que dans le premier mandat. En tout cas, ce projet n’a cessé d’empoisonner l’atmosphère politique en France depuis sa présentation au parlement, il y a quelques mois déjà.

Un tel conflit est, à vrai dire, d’autant plus difficile à résoudre que les deux démocraties, représentative et participative, sont quasiment d’égale valeur, même si les observateurs ou les politistes penchent, selon leurs convictions, tantôt pour l’une, tantôt pour l’autre. Il ne suffit pas de dire qu’en réalité, la démocratie de la rue (de l’opinion) conduit à la démocratie électorale ou que les représentants sont issus des rapports de force de l’opinion même. Il ne suffit pas non plus de dire que les électeurs, c’est la rue, c’est l’opinion « officielle » qui s’autoproclame le jour de l’élection. Il ne suffit pas non plus de dire que la rue peut en démocratie représentative révoquer ses élus aux prochaines élections présidentielles ou législatives. Il ne suffit pas encore de dire que la démocratie représentative est contrebalancée à la fois par la démocratie de participation, la démocratie de délibération et la démocratie d’opinion. Comme il ne suffit pas de dire, enfin, que la démocratie représentative est « indépassable » pour la considérer légitimement supérieure aux autres types de démocratie. Lorsque le conflit persiste durablement, parfois des années durant, entre ces deux types de démocratie, comme ces dernières années avec les Gilets jaunes, ou aujourd’hui, que devrait-on faire ? Le problème, c’est-à-dire le décalage entre les deux démocraties, n’en continue pas moins d’exister entre les deux mandats électoraux, c’est-à-dire durant cinq ans. Pire encore, dans une démocratie, même enracinée, il est difficile de faire patienter une contestation durable et résolue.

Aujourd’hui, la vie démocratique est en effet rendue complexe par le fait qu’il y a « des » démocraties au sein d’« une » démocratie, prise comme un bloc. La démocratie est à la fois un régime homogène (la valeur démocratique) et un régime hétérogène (cohabitation de plusieurs procédures et modalités démocratiques). Normalement, les démocraties se caractérisent par la légalité du conflit, issu du pluralisme, et par l’exigence du compromis, issu du débat politique. La majorité a le droit de gouverner et de décider au nom de la nation et de l’intérêt général. C’est là justement où se situe le problème, puisque la majorité en France a changé de camp face au projet gouvernemental (et présidentiel) de loi sur les retraites. Un projet doublement rejeté : par une majorité parlementaire au niveau des institutions politiques, et par une majorité de l’opinion (plus de 60% de l’opinion le rejette), et par un grand nombre de manifestations de rue, entre les mains des syndicats et des partis protestataires de gauche (Nupes), les Républicains étant restés tièdes et n’approuvent le projet que timidement). Quelle majorité faire prévaloir alors, celle du gouvernement (président) ou celle de la rue, celle de l’opinion ou celle du parlement ?

Si « la loi est l’expression de la volonté populaire », comme le dit métaphysiquement Rousseau, la volonté populaire souveraine est empêchée en l’espèce de s’exprimer par la volonté gouvernante de l’Exécutif. Cette « loi souveraine » n’est plus qu’un mythe en voie de disparition, comme on l’observe aussi dans les diverses démocraties, sauf peut-être aux Etats-Unis. Pourtant la loi est une des puissantes symboliques de la démocratie. C’est d’ailleurs quand le Thémis (loi révélée) a laissé place au Nomos (loi des hommes en République) que la démocratie est née dans la Grèce antique sous les poussées populaires.

Si le président, à travers son gouvernement, a le droit de gouverner en tant que représentant élu, il doit lui aussi décider, fut-ce en assumant l’impopularité, au cas où l’opinion, qui a voté majoritairement pour lui, le désapprouve en ce moment pour le projet sur les retraites. Le gouvernement et le président gouvernent en assumant leurs responsabilités, comme le parlement. S’il rencontre une farouche opposition au parlement, le gouvernement peut constitutionnellement déclencher le fameux article 49-3, qui lui permet d’engager sa responsabilité pour forcer l’adoption d’un texte, sauf si l’Assemblée est prête à le renverser par le biais d’une motion de censure. Auquel cas, l’Assemblée doit assumer le risque de sa dissolution, et les députés le risque de perdre leurs sièges.

Normalement, c’est la profondeur du débat et des délibérations au sein des institutions politiques, au-delà des positions électorales, toutes légitimes, des uns et des autres, qui devrait prévaloir. Les démocraties se distinguent des régimes despotiques par l’acceptation du débat libre et le recours au compromis. Le compromis n’exclut pas la décision, il la renforce, au contraire. Il n’est pas une « trahison », comme le croient les zaïms autoritaires arabes, qui mélangent action politique, fierté virile et paranoïa. Le compromis est au cœur du politique, qui fait référence aux agrégats humains en société et au principe de l’altérité. Le compromis est également au cœur de la démocratie. Il aide à pacifier la société par le respect des droits et libertés de toutes les parties. En Angleterre et en Allemagne, où la culture du compromis est enracinée dans les institutions et dans l’opinion, la nature ou les dimensions inégales et changeantes des majorités et des minorités freinent rarement les décisions politiques, et les issues institutionnelles sont moins polarisantes qu’en France, un pays historiquement schismatique sur le plan idéologique. A la fin du XIXe et au début du XXe siècle, on parlait dans l’Angleterre bourgeoise de « gouvernement d’opinion », pour montrer la nécessaire symbiose du système représentatif avec l’opinion. L’opinion était dans le système parlementaire, le repère du gouvernement légitime. Le désaccord entre eux est tranché par la dissolution et des élections anticipées, c’est-à-dire par l’arbitrage du peuple. C’est pourquoi d’ailleurs le système parlementaire est, au fond, le système le plus fondamentalement politique.

Paradoxalement, depuis que la démocratie s’est élargie avec le suffrage universel et s’est ouverte aux différentes couches sociales, elle s’est davantage rigidifiée dans certaines démocraties consolidées (Etats-Unis, France, notamment). Chaque groupe s’attache à la démocratie qui lui convient. L’opposition croit approfondir le débat démocratique par les manifestations de rue, désormais constituées comme « un système de rue». L’opinion croit détenir miraculeusement sa légitimité d’un sondage souvent biaisé et diversement interprété. Le gouvernement appelle au respect de la représentation quand elle lui est favorable, en évoquant la légalité de son élection et sa responsabilité devant la nation. Quant aux élites, elles sont enclines à accaparer la démocratie de délibération, toute habermassienne, pour prétendre à l’amélioration de la « qualité » du débat, en rejetant le débat politicien, trop stérile à leurs yeux. Dialogue de sourd à l’intérieur même d’une démocratie. A chacun « sa » démocratie. Mais « La » démocratie n’en sort pas forcément renforcée.

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Hatem M'rad