Point de vue -Tunisie. Le cycle infernal de l’arbitraire

 Point de vue -Tunisie. Le cycle infernal de l’arbitraire

Parmi la dizaine de personnalités interpellées à Tunis, entre le 11 et le 13 février 2023 (de G-D) : Khayam Turki (militant politique), Lazhar Akremi (ancien ministre délégué), Noureddine Boutar (PDG de la radio privée Mosaïque FM), Kamel Eltaief (homme d’affaires, lobbyiste ayant de solides connexions diplomatiques).

En l’absence d’une quelconque réussite politique, le président Saied engage persécution sur persécution. Persuadé de renforcer son pouvoir en renforçant l’arbitraire.

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D’où viennent, en général, les soupçons, les persécutions multiples, les arrestations approximatives commanditées par un pouvoir craintif ? Ne viennent-elles pas tout simplement de la nature originaire de son établissement ou de sa source ? Si le pouvoir est issu d’une élection démocratique, plurielle et disputée, lui conférant légitimité populaire, confiance dans sa majorité et assurance politique, il aura tendance à respecter le pluralisme d’opinion et des partis, à tolérer l’adversité, pour peu qu’on ne rentre pas dans la sphère de la violence et qu’on se conforme à la légalité. Cela lui donnera l’occasion de se préoccuper de l’essentiel, des affaires de l’Etat, des réformes nécessaires et des contraintes internationales.

En revanche, si le pouvoir tire sa source d’un acte violent, d’un coup d’Etat, d’une violation constitutionnelle, d’une remise en cause de la démocratie qui, pourtant lui a facilité l’accès au pouvoir (Louis Napoléon Bonaparte en 1851, Hitler en 1933, Saied en 2021) ; ou si, comme Ben Ali en 1987, l’acte violent originaire se ressource lui-même d’un système autoritaire qui l’a précédé et se borne à substituer une dictature à une autre, il aura tendance à être marqué tout au long de l’exercice de son pouvoir (limité ou allongé) par une attitude soupçonneuse, policière et persécutrice. Il confondra « contrainte » (pression pour ramener l’ordre et le retour au droit) et « violence » (comme fin en soi, ou brutalité physique). Contraint d’appliquer un machiavélisme sommaire, voyant le mal partout, dans son entourage comme en dehors de lui, dénonçant des complots, imaginaires ou réels, le président Saied tente de compenser les échecs répétés de sa fonction (usurpée) par la persécution immodérée des opposants et des contradicteurs. Toute la nation est potentiellement suspectée et risque d’être embrigadée.

C’est le cycle infernal de l’arbitraire. La politique ne se produit plus par des actions publiques, mais par des actes iniques. Ben Ali n’a pas cessé d’être soupçonneux et persécuteur vingt-trois ans durant. Nul ne s’en étonne, de par son origine militaire. Saied, le constitutionnaliste, suit la même voie. Persécuteur, il se sent indéfiniment persécuté. Il n’y a plus de place pour le gouvernement politique proprement dit. La petite politique absorbe la haute politique. Le pouvoir n’a plus de hauteur de vue. Il est hanté par l’hostilité, par l’ennemi, les complots permanents, l’activité des opposants, par l’opinion contraire même. On se soucie désormais des « lignes éditoriales » d’une radio (Mosaïque FM) qui, visiblement, ne plaisent pas au Prince. Ira-t-on jusqu’à brûler des livres sur la place publique ou incendier des bibliothèques ou détruire la mémoire collective, comme dans l’antiquité ou les temps féodaux ? Le despotisme et l’illégalisme ont pris naissance dans le coup d’Etat originaire lui-même, un acte machiavélique, lui-même de type complotiste, prémédité, béni même par des juristes. « A mesure que le pouvoir du monarque devient immense, disait Montesquieu, sa sûreté diminue » (L’Esprit des lois, Flammarion, t.1, livre VIII, ch.VII, p.254). Il se voit assiégé de toutes parts, alors il persécute. Ce faisant, plus il persécute, plus il croit renforcer son pouvoir et plus il se sentira encore persécuté par les oppositions et les résistances, à n’en plus finir.

Le peuple acclame le héros illégaliste et violent. Le peuple acclameur, qui appelle à la « purification », au « coup de balai » dans les réseaux « asociaux », devrait-on dire, ne se rend pas compte. Inconscient d’être une bénédiction pour un pouvoir chancelant, en mal de repères : quatre millions de pauvres et deux millions d’analphabètes, nous disent les statistiques récentes, grande faiblesse du niveau scolaire et universitaire, nous disent les éducateurs, « buzzistes » haineux à Facebook, sans oublier le taux inexistant de lecteurs de livres et de journaux. Choses qui auraient dû très tôt alarmer les hautes autorités. Le peuple risque lui-même d’être « nettoyé » par ce « coup de balai ». Quand l’arbitraire prend place progressivement dans une société, plus personne n’est à l’abri, l’arbitraire ne distingue plus. Plus rien ne lui résiste. C’est l’ambiguïté des formes et des lois qui devient au fond persécutrice. Ne cherchez plus des garanties dans les formes. Elles ont été dissoutes dans la violence, dans l’exceptionnalité, dans l’urgence et dans l’incertitude. Vous avez commis une négligence oubliée, une petite forme non respectée, une facture non payée, une promesse non tenue, vous, votre frère, votre sœur, fils ou fille, il vous en sera, ou leur tenu, rigueur, à la faveur des circonstances exceptionnelles dites urgentes. L’arbitraire ne s’abat pas seulement sur les autres, il s’abat aussi sur vous, l’acclameur de circonstance ou de conviction. C’est le propre de l’arbitraire.

Les islamistes ont, il est vrai, nourri la haine des Tunisiens, commis toutes les abominations, mis le feu au pays, et l’ont gangréné par la corruption « réseautée » et l’argent mal acquis. Nul ne le contestera. Les abus sont censés être sanctionnés par le droit, et en la forme, même s’ils l’ont eux-mêmes reniés. Le despotisme se traite par des garanties de droit et de forme. On ne guérit pas le despotisme par le despotisme. Ben Ali l’a fait et a échoué. On ne guérit pas non plus l’islamisme par le militarisme ou l’Etat policier. Le général Al-Sissi, ainsi que les dirigeants et les généraux algériens l’ont fait, sans rien résoudre en substance, en reportant indéfiniment la liberté de leurs peuples. Saied n’ignore pas qu’il capitalise ou engrange une haine accumulée par les populations contre les islamistes. Le revanchisme de tout un peuple rejoint le sien, peu subtil et sans nuance. Il ne fait toujours pas de politique. Il ne résout toujours pas les problèmes, il ne pacifie toujours pas la société, il n’institutionnalise rien. La politique n’est pas dépersonnalisée, n’est pas objectivée dans l’Etat, elle se traduit plutôt par des actes privés, personnalisés, singuliers. Elle reste arbitraire.

Depuis douze ans, la classe politique tunisienne n’a pas cessé de régler ses comptes. L’entêtement, l’irrationalité et le cloisonnement des horizons règnent en maître. Au point que la transition a fini par transparaître comme  un procédé de règlement de comptes des vainqueurs contre les vaincus (le dialogue national de 2013 était une exception). Les vainqueurs et les vaincus changent, le procédé reste le même. Le vainqueur a toujours « raison », et le vaincu a toujours « tort ». Personne n’est là pour départager les uns et les autres et « attribuer ce qui revient aux uns et aux autres », comme on l’enseignait dans la Grèce ancienne. C’est la politique de puissance par excellence, en pleine transition. Peu importe l’idée en question, peu importe que le vainqueur ait raison ou tort, peu importe que le système politique à réaliser soit démocratique ou dictatorial. Alors même qu’après plus d’un demi-siècle de dictature, on s’attendait, a fortiori après une révolution, à ce que la transition démocratique soit tout le contraire, c’est-à-dire un procédé de conciliation et de réconciliation par la négociation, le droit et la justice.

Malheureusement, la Tunisie n’appartient toujours pas aux Tunisiens, et le revanchisme de quelques-uns l’emporte sur tout, sur tous et sur la raison. La succession violente et illégale au pouvoir se paye à un prix fort. L’arbitraire est un cycle exceptionnel. Il se précipite même.

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Hatem M'rad