Point de vue – Tunisie. Souverainisme et Absolutisme

 Point de vue – Tunisie. Souverainisme et Absolutisme

Souverainisme et absolutisme se nourrissent l’un et l’autre chez le président tunisien. Les forces « hétérogènes » ou « récalcitrantes », internes ou internationales, ne résistent pas à leur intervention.

Quand le monde change, nous dit le vieux bon sens, les esprits doivent également changer, et à plus forte raison les acteurs et dirigeants politiques, principaux responsables de l’action de l’Etat et des réponses apportées aux préoccupations historiquement changeantes de leurs populations. Si certaines valeurs humaines fondamentales ne changent pas et n’ont pas changé depuis des millénaires, la politique s’exerce, elle, dans l’action contingente, dans l’histoire se faisant, dans les rapports changeants et erratiques du jour, entre les hommes, comme entre les nations.

Malheureusement, il est des esprits obtus, adeptes des idées arrêtées, qui, même dans la sphère politique, voudraient s’inscrire dans l’éternité trans-humaine. Le président tunisien en est le parfait modèle. Sa politique est simple : le monde peut changer autant qu’il veut, mais pas lui. Qu’il pleuve ou qu’il vente, apocalypse, volcan ou révolution, le cap est fixé à jamais. Il est exclusivement responsable, comme il le dit lui-même – devant Dieu, son juge légitime suprême. Vis-à-vis des humains, il est libre d’user et de disposer. Dieu saura lui faire grâce, tant que l’intention est moralement « bonne ». L’absolutisme ne tergiverse pas, qu’il soit monarchiste, théocrate ou républicain. Un roc aux apparences brutales et incassables, mais substantiellement fragile. La radicalité affichée, refuge de l’impuissance, a en tout cas peu de chance de faire revenir une souveraineté surannée, qui, prise comme telle, est désormais nuisible aux populations elles-mêmes.

L’idée que le pouvoir renforcé ou l’autoritarisme conditionnent la richesse économique, parce que sources de stabilité politique et sécuritaire, idée hantant indéfiniment les dirigeants arabes, est un non-sens, outre qu’elle est peu vérifiable, surtout pour les despotes non éclairés. Le renforcement de l’Etat et de l’aura du chef n’ont pas prévu en tout cas une porte de sortie honorable à Bourguiba et à Ben Ali, loin s’en faut.

La souveraineté est, et restera encore dans l’imaginaire du président tunisien, à jamais absolue, comme son pouvoir. Ni partage, ni concessions, ni compromis avec les nationaux, comme avec les États étrangers, les instances internationales ou l’innommable FMI. C’est au FMI de s’adapter à ses oracles, pas à lui de s’adapter aux conditions de l’instance impérialiste, même si le président tunisien a lui-même frayé la voie de l’impérialisme par la passivité, l’incapacité, l’indifférentisme économique et la méconnaissance des « règles » politiques, toutes favorables à l’appauvrissement de masse. L’impérialisme est bon guetteur de faiblesse ou d’immobilisme.

La question qui se pose alors est la suivante: est-ce que le nationalisme et le conservatisme qui s’y superpose, se confondent forcément avec le souverainisme absolu? N’y a-t-il pas des situations imposées par la géopolitique, ou à la limite des moments dans la vie des petits États, sans grandes ressources, non belliqueux en principe, comme la Tunisie, qui ne sauraient vivre sans coexister avec le monde, sans coopération, sans relations commerciales, sans diplomatie apaisée? Des moments, en somme, où le souverainisme ne signifierait pas autre chose que l’atténuation stratégique de ce dogme à court terme, en vue de le recouvrer justement à moyen terme, ne serait-ce que pour permettre à la population de ne pas suffoquer aujourd’hui pour pouvoir souffler le lendemain. Faire des concessions dans les relations interétatiques n’est pas une malédiction anti-souveraine, tant que l’Etat accepte et décide lui-même et souverainement de faire des concessions en rapport avec sa vision politique, et les exigences de survie de la nation. Autrement, il faudrait suspendre à la fois les accords internationaux, la coopération internationale, les ententes et les alliances entre les Etats. Tous les États du monde sont liés à des réseaux transnationaux établissant une interdépendance universelle et multiple. Le monde n’est pas une île de solitaires. Il appartient juste aux Etats de savoir défendre habilement et lucidement leurs intérêts majeurs pour que les concessions soient porteuses et bénéfiques.

Comment peut-on alors identifier la souveraineté dans le monde moderne ? Elle se situe, à vrai dire, moins dans le politique stricto sensu que dans le non politique. Même si celui-là n’est jamais assez loin. La souveraineté s’enracine aujourd’hui dans l’éducation, l’économie, la culture et la science ; et non dans la politique, le nationalisme, le conservatisme, l’identité, le droit et la religion, comme on a tendance à le croire. L’économie numérique, les innovations scientifiques rapides, Internet, Google, Wikipédia, les médias sociaux, les startups, les smartphones, les nouveaux traitements écologiques résultent justement de l’éducation, de la science et de la culture des nations civilisées. Ces moyens dominent effectivement le monde du XXIe siècle et créent une nouvelle solidarité, encore inégale il est vrai, entre les communautés. Le monde est une « connexion » envahissante. La souveraineté dite nationale, à supposer qu’elle existe pour tous les États au même titre, paraît trop archéologique ou naïve de nos jours. Le monde évolue vers une sorte d’intégration quasi forcée, une nouvelle société transnationale ou « commune » de fait, celle de l’information, de la communication et du savoir. La « souveraineté » des manuels du XIXe siècle rabâchés à satiété, est désuète, tout comme les frontières matérielles qui la supportent, dépassées par les multiples flux, les satellites (espions) et le monde immatériel. Il est vrai qu’en cas de guerre ou de menace étatique, la problématique ou la défense militaire de la souveraineté reprend momentanément ses droits. Mais, ceux qui vivent, les uns au VIIe siècle (islamistes) les autres encore au XIXe siècle colonial en pleine phase mondialiste (nationalistes), sont priés de remettre leurs pendules à l’heure. C’est facile, quand on est au pouvoir de parler de souveraineté, de l’exprimer symboliquement et de la défendre à titre officiel, au nom de l’histoire, de l’Etat, des traditions ou du peuple. Et puis, au pouvoir, on voit un peu trop les choses d’en haut. Sur le terrain, la réalité est tout autre.

Et nul besoin de rappeler qu’éducation, science et culture riment avec liberté, ce formidable mode d’expression de la souveraineté réelle : celle, non pas de l’Etat, mais de la société et des individus. Car la souveraineté ne s’acquiert guère par l’exclusion des forces vives de la nation, elle ne s’établit pas non plus sur le dos de la majorité récalcitrante, des élites et des entrepreneurs créateurs de richesse, mais par l’inclusion. L’Etat est d’abord souverain par la « richesse » et la valeur de ses citoyens. L’enseignement d’Aristote est toujours vivace : celui qui croit pouvoir penser la politique sans la présence des autres, soit il n’est pas encore humain, soit il ne l’est plus : c’est une « brute » ou un « dieu ». Vivre politiquement, c’est vivre humainement avec les autres.

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Hatem M'rad