Rima Hassan : « Je suis habitée par la Palestine »

 Rima Hassan : « Je suis habitée par la Palestine »

crédit photo Dominique Faget / AFP

Rima Hassan Mobarak, juriste en droit international, se retrouve convoquée pour apologie du terrorisme. « Née en colère” dans un camp de réfugiés en Syrie il y a trente-deux ans, la guerre à Gaza l’a obligée à faire de la Palestine une priorité, quitte à renoncer à un poste à Paris après avoir subi des menaces de viol et de mort en raison de ses prises de position. Entretien avec une militante qui a choisi de ne pas se laisser intimider mais de porter plainte pour diffamation suite à des accusations d’antisémitisme.

Vous êtes Franco-Palestinienne née dans un camp de réfugiés…

Rima Hassan : On me présente souvent comme “Franco-Palesti­nienne”, or ces deux identités ne peuvent pas être mises sur le même niveau. Je suis citoyenne française mais pas citoyenne palestinienne. Cette partie de mon identité est toujours en quête de reconnaissance. Après la Syrie, où ma famille a fui en 1948, la France a été le deuxième pays refuge. C’est le seul où on a pu embrasser une citoyenneté ; jusque-là on avait des documents de voyage de réfugiés palestiniens. Ma mère a fait ce choix pour offrir à ses enfants un avenir loin de la réalité des camps.

Quel regard portez-vous sur l’attitude de votre pays d’adoption à propos de la guerre à Gaza ?

Rima Hassan : On a forcément des attentes d’un pays d’accueil et pas uniquement le devoir d’en respecter les codes et les lois. La France a toujours été assez timide, voire lâche, quant à l’impunité dont jouit Israël. Ces derniers mois, j’ai été extrêmement déçue du positionnement politique et médiatique français. J’en veux à ce pays de ne pas avoir su alerter d’une situation en passe d’être caractérisée de génocide, laissant libre cours aux discours de propagande israélienne qui consistent à dire qu’il n’y a pas d’innocents à Gaza.

Il n’y a pas à se réjouir de la mort de civils, quel que soit leur bord, et je l’ai écrit dès le 7 octobre. Le souci, c’est qu’en France, on nous a demandé de transférer ce qui pouvait relever d’une empathie naturelle d’humains à humains à un soutien inconditionnel à Israël. De son propre chef, la quatrième personnalité de l’Etat français (Yaël Braun-Pivet, présidente de l’Assemblée na­tionale, ndlr) a appelé, devant l’Hémicycle, non pas à avoir une pensée pour les victimes mais au soutien inconditionnel à un Etat. C’est d’autant plus inacceptable qu’il y a un passif vis-à-vis de ce pays. Plus de 104 résolutions des Nations unies ont condamné sa politique de colonisation et d’occupation. On ne peut même pas dire qu’on ne savait pas ce qu’Israël commettait à Gaza. On sait ce qu’il fait aux Palestiniens depuis plus de cinquante ans.

Qu’attendez-vous aujourd’hui de la France ?

Rima Hassan : Rien de l’Etat français, même si j’ai participé à des campagnes visant à interpeller des élus et des politiques. C’est déjà trop tard. Moi, citoyenne française, j’attendais que mon pays ne se mette pas à bégayer quand il s’agit de dire qu’Israël est une puissance occupante. Son droit de se défendre ne peut pas être opposé, comme cela a été fait.

Vous faites partie de cette jeune génération de militants qui a contribué à la généralisation des termes “apartheid” et “génocide”. Pourquoi ces mots sont importants ?

Rima Hassan : Un terme comme apartheid fait référence à un concept identifiable par tous. On a d’emblée en tête une logique de séparation, d’oppression, de ségrégationnisme et de racisme. Longtemps, ce terme a été usité par des militants des droits humains, pas forcément palestiniens, pour tirer la sonnette d’alarme sur le risque d’apartheid. La nouvelle génération y recourt pour dénoncer son existence désormais avérée. Celui-ci a été documenté par des organisations qui ne sont pas pro-palestiniennes et font consensus, à l’instar d’Amnesty, Human Rights Watch ou les Nations unies.

En tant que juriste et militante, il m’incombe de dénoncer des violations caractérisées des droits humains. Il est important de convoquer des narratifs qui correspondent à la réalité et qui sont compréhensibles par tous. Le terme “Nakba” (ou “catastrophe” en arabe fait référence à l’exode forcé des Palestiniens en 1948, ndlr), un processus de nettoyage ethnique documenté par Ilan Pappé dans son livre éponyme, reste un terme obscur pour beaucoup.

On vous a reproché le recours à ce slogan politique “de la rivière à la mer” (du Jourdain à la Méditerranée) en faveur d’un Etat palestinien libéré. Compre­nez-vous que cette expression fasse polémique ?

Rima Hassan : Les Palestiniens sont déjà dans un régime d’apartheid du Jourdain à la mer. En Cisjordanie comme à Jérusalem-Est, ils font face à l’occupation et à la colonisation. En Israël, ils sont traités comme des citoyens de seconde zone. A Gaza, ils subissent un blocus. Ceux qui sont réfugiés dans des camps n’ont pas de droit au retour. Je demande donc que tous les Palestiniens, où qu’ils vivent, soient délivrés de toutes ces oppressions.

Une de vos revendications élémentaires – pouvoir revoir la maison de vos grands-parents – a fait mouche sur un plateau télé…

Rima Hassan : C’était un cri du coeur, lié au besoin de dénoncer l’absurde de la politique israélienne qui se matérialise de façon concrète dans l’intimité des Palestiniens, mais aussi une lassitude. Mon père est né dans un camp en Syrie et il va sûrement mourir en exil, sans jamais avoir mis les pieds en Palestine, comme tous les membres de ma famille. Sur ce plateau, j’étais face à des hommes qui avaient le double de mon âge, lesquels nous expliquent depuis des dizaines d’années sereinement qu’un jour il y aura un Etat palestinien, comme s’il n’y avait pas dès à présent une urgence absolue. Ils font de l’analyse politique sur ce qui relève pour nous Palestiniens d’une question de vie ou de mort tous les jours. Je leur ai simplement parlé avec mes tripes en leur disant : “Chacun d’entre vous peut se rendre dans le village de ses grands-parents, au nom de quoi devrais-je en être privée ?” L’invisibilisation des Palestiniens s’opère en les privant de parole mais aussi en enfermant ce conflit dans une hyperintellectualisa­tion étouffante qui évacue une question primaire : “Au nom de quoi je ne peux pas, moi, retourner sur la terre de mes grands-parents ?”

Quel a été le déclic à l’origine de votre militan­tisme ?

Rima Hassan : Comme ceux qui ont grandi en exil, la question de l’identité est devenue obsessionnelle pour moi. Du fait que la terre m’est inaccessible, sans jamais avoir habité la Palestine, je suis habitée par elle. Je suis devenue ce que les Israéliens attendaient que je sois, en m’empêchant en 2010 de passer la frontière au motif que j’étais une activiste. J’avais alors 18 ans et mon militantisme de l’époque se réduisait seulement à deux ou trois posts sur Facebook.

Vous avez dû quitter la France après avoir reçu des menaces, à la suite de vos prises de position au lendemain du 7-Octobre…

Rima Hassan : J’ai reçu des images de Palestiniens torturés, morts et dénudés après avoir subi des sévices mais aussi des menaces de mort et de viol. Mon numéro et mon adresse ont circulé via Telegram. Début octobre, je me trouvais au Proche-Orient pour les besoins d’un livre que je prépare sur les camps. Quand je suis rentrée en France, l’ambiance et les menaces étaient telles que j’ai préféré retourner en Jordanie et me concentrer sur mon ouvrage qui, actualité oblige, prend une autre envergure. Je ne me voyais pas rester dans un pays, où l’on accepte l’idée que les Palestiniens soient victimes d’un génocide. J’avais besoin d’une bulle où mon identité palestinienne n’était pas piétinée à longueur de journée. Je suis à un tournant de ma vie où la question de la Palestine relève de ma responsabilité. Je ne pourrai pas me regarder dans la glace si je ne consacre pas tout mon temps à dénoncer le massacre en cours.

Condamner les attentats du 7-Octobre n’a pas suffi à vous prémunir des menaces et des accusations d’antisémitisme…

Rima Hassan : Le jour même, j’ai écrit qu’il est inacceptable de se réjouir de la mort de civils, qu’ils soient palestiniens ou israéliens. Le faire nous éloigne des perspectives de paix. Maintenant, est-ce que le Hamas est un groupe terroriste ? Il est catégorisé comme tel en Europe et aux Etats-Unis. Est-ce que cette vision reflète celle du reste du monde ? Non. Il faut préciser que le Hamas est aussi un parti politique avec plusieurs branches. N’omettons pas le contexte dans lequel il a été élu, la manière dont Israël l’a sciemment soutenu et financé pour diviser la société palestinienne, déjà fragmentée sur des territoires différents. Faire une chasse aux sorcières à ceux qui ne condamnaient pas assez le Hamas – sans pointer du doigt ceux qui ont nourri le monstre dans un contexte de misère absolue, d’injustice et d’humiliation – relève de l’hypocrisie. Aucun représentant politique français n’a dénoncé cette stratégie de division impulsée par l’extrême droite israélienne. Cette rhétorique est utilisée pour tuer socialement et professionnellement les voies palestiniennes et propalestiniennes. A ce titre, elle a été utilisée par l’animateur Arthur à la suite de ma nomination dans le classement Forbes contre qui j’ai déposé plainte.

Rima Hassan : "Je suis habitée par la Palestine"
Manifestantes tenant une pancarte ´La Nakba depuis 75 ansª. (Crédit photo : Eric Broncard/Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Qu’avez-vous pensé de la décision de la Cour inter­nationale de justice (CIJ) rendue après la plainte de l’Afrique du Sud ?

Rima Hassan : Il est symbolique que cette plainte ait été portée par ce pays qui, à l’inverse de nombreux Etats, nomme la souffrance palestinienne et notamment l’apartheid que ce pays a d’ailleurs lui-même connu. L’Afrique du Sud a ouvert son discours devant la CIJ en inscrivant ce qui se passe à Gaza dans un continuum d’oppression, de violence coloniale et de système d’apartheid. D’ailleurs, dès le début des années 1960-1970, on a des citations d’officiels israéliens qui animalisent les Palestiniens, les qualifiant tour à tour de cafards, de sauterelles, dont on va écraser la tête sur des rochers, ou encore de crocodiles qui réclament toujours plus de viande. Dès 1948, David Ben Gourion exprime son souhait de se débarrasser des “Arabes”. L’action de l’Afrique du Sud correspond au narratif palestinien selon lequel les crimes commis à Gaza aujourd’hui s’inscrivent dans ce qui s’est passé hier. D’ailleurs, la Cour considère que la population de Gaza est exposée à des actes génocidaires en lien avec ce discours déshumanisant et la symbolique des “animaux humains” dont ils ont été qualifiés.

Croyez-vous encore en la création d’un Etat palestinien ?

Rima Hassan : Je n’y crois plus car cette logique d’apartheid amène à changer de paradigme. Les accords d’Oslo prévoyaient un Etat palestinien viable auprès d’un Etat israélien qui l’était tout autant. Quand on documente l’apartheid, on constate qu’Israël a pénétré les sociétés palestiniennes, les domine et les persécute au quotidien. Dès lors que l’apartheid est caractérisé, c’est la fin de la solution à deux Etats et le début potentiel d’un Etat unique. Les rapports internationaux établissent que les Palestiniens vivent, où qu’ils soient, un apartheid qui repose sur la dichotomie juif/non-juif. Moi, réfugiée palestinienne, je ne peux pas rentrer chez moi, mais n’importe quel juif sur la Terre peut même aller sur ma terre ou s’installer dans une colonie en territoire palestinien. Aujourd’hui, 800 000 colons y vivent. Cela s’explique par le régime colonial et militaire en place. L’enjeu n’est pas de tracer une frontière, mais de se libérer des oppressions en démantelant le régime d’apartheid.

Les accords d’Oslo ne sont-ils plus qu’une fiction ?

Rima Hassan : Le deuxième point qui m’a fait renoncer aux accords d’Oslo est qu’ils font l’impasse sur le retour des réfugiés. Penser l’avenir du peuple palestinien en excluant sa moitié, les réfugiés de la Nakba, est inconcevable. Ils représentent 800 000 Palestiniens sur 1,4 million. Penser un avenir sans la perspective du retour de ceux parqués dans des camps et qui vivent en apatrides de génération en génération est impossible. La société israélienne doit se préparer à l’idée que malgré tout ce qu’on a fait aux Palestiniens, ils sont majoritaires aujourd’hui. On les a expulsés, tués, enfermés dans des enclaves. On les colonise, on les enferme sans charge ni procès et maintenant on les extermine. Mais, en nombre, ils sont supérieurs et constituent quasiment le double en incluant les réfugiés. C’est une réalité avec laquelle Israël doit composer pour sortir de cette psychose démographique. Reste à savoir comment on se bat pour ces droits, dont celui au retour.

Comment ? La violence est-elle inéluctable ?

Rima Hassan : La violence d’Israël ne dérange personne. On s’est habitué à voir des armes entre les mains des Israéliens. C’est acceptable voire défendable. En revanche, un Palestinien armé est systématiquement disqualifié. Le droit international reconnaît la liberté de défendre son indépendance à tous les peuples et la légitimité si nécessaire de la lutte armée. Reste à Israël d’être assez intelligent pour ne pas pousser les Palestiniens à le faire. Il est hypocrite de ne pas voir que depuis Oslo, ces derniers ont suivi en vain les voies diplomatiques. Le Premier ministre israélien est même extrêmement fier d’avoir empêché la naissance d’un Etat palestinien. Il s’y est attelé depuis un moment en nourrissant le Hamas. Ce qui lui permet de dire : “Voyez, les Palestiniens ne sont pas des interlocuteurs viables au sein de la communauté internationale, car ce sont des terroristes, des barbares qui ne veulent que la violence.” On oublie que très longtemps, leur lutte est passée par la diplomatie et la résistance pacifique. Pas plus tard qu’en 2018, une grande marche du retour a été organisée à Gaza, dont 80 % des habitants sont des déplacés. Si on ne traite pas cette injustice profonde qu’est la Nakba, on aura toujours pour combattants des enfants de cet exode.

Rima Hassan en quelques dates clés :

1992 : Voit le jour à Neirab, un camp de réfugiés près d’Alep

2002 : Rejoint sa mère en France avec le reste de sa fratrie

2010 : Obtient la nationalité française

2019 : Fonde l’Observatoire des camps de réfugiés

2023 : Crée le collectif Action Palestine France

Dossier du mois : Palestiniennes, pasionarias malgré elles

 

Voir aussi : 

Jean-Luc Mélenchon : « La religion sert de prétexte au racisme »

Jean-Luc Mélenchon : « A Gaza, il s’agit d’un génocide » (2/2)

Fadwa Miadi