Mehdi Kerouani, la vie de saltimbanque

 Mehdi Kerouani, la vie de saltimbanque

crédit photo : Guillaume Kern


Il est indissociable de la compagnie El Duende, une troupe installée à Ivry-sur-Seine, en région parisienne, dont il fréquente les membres depuis ses années collège, et avec qui il partage le même mantra : promouvoir un théâtre citoyen.


“J’avais 15 ans et je vivais dans un petit village perdu de ­l’Essonne. Je ne travaillais pas bien à l’école et ma mère s’est ­sacrifiée pour m’offrir la meilleure scolarité possible”, confie Mehdi Kerouani. C’est sur les bancs d’un collège privé parisien qu’il fait une rencontre décisive avec Sebastian Castro, le fils d’Oscar Castro, dramaturge, comédien, metteur en scène français d’origine chilienne, et directeur du théâtre Aleph, à Ivry-sur-Seine. A l’époque, l’adolescent se donne deux possibilités, “soit je devenais une star, soit j’ouvrais un magasin d’alimentation générale”, plaisante-t-il.


Finalement, il se glissera dans la peau de toute une panoplie de personnages ! Sur les planches, il commence par ­endosser des rôles de serveur, de garde du corps, de vieux, de marin… Le théâtre offre cette opportunité de tout explorer. “Quand Sebastian m’a emmené voir une pièce de son père sur la dictature au Chili, j’avais 15 ans, et j’ai ressenti une émotion extrêmement forte, confie-t-il. J’ai compris tout ce que cet art pouvait permettre d’exprimer et de faire ressentir en ­s’appuyant sur les mots et le langage corporel. Oscar Castro m’a ensuite ­embarqué dans l’aventure, et je me suis retrouvé à ­incarner un protagoniste d’une de ses pièces, Le Kabaret de la dernière chance”.


Puis, tout s’est enchaîné : les cours de théâtre, les stages de danse, de mime, une saison au festival d’Avignon à 19 ans seulement avec la compagnie d’Oscar Castro, une tournée de plusieurs mois au Chili… Le métier de comédien s’était imposé à lui.


 


Humour et esprit collaboratif


“Cette décision n’a pas été évidente. Pour mon père, monter sur scène revenait à faire le clown. A la maison, on ne sifflait pas, on ne chantonnait pas, on devenait encore moins comédien. Ma mère, elle, éprouvait toujours ce besoin de prouver quelque chose parce que nous étions arabes – ‘regarde le fils du directeur fait ceci, le fils d’untel fait cela !’ Puis, un jour, elle est ­venue me voir jouer au Théâtre des Etoiles. Dans le public, il y avait l’épouse de François Mitterrand et Pierre Richard. Elle s’est rendu compte de l’ampleur de ma passion et aussi de mon sérieux !” s’amuse ce volubile, qui a une prédilection pour le registre comique.


On le devine aisément à l’entendre blaguer et rire, Mehdi Kerouani adore parler. Il le déclame d’ailleurs avec humour dans son one-man-show collaboratif, En tous les K, où il ­raconte son propre parcours semé d’aventures. La dernière en date ? Un pari fou : celui d’ouvrir une salle de théâtre au cœur d’Ivry-sur-Seine, dans le Val-de-Marne. Baptisé El Duende, cet espace culturel, d’une ­capacité d’accueil de 100 personnes, a ouvert ses portes en octobre 2013. “Ce ­projet fut un énorme défi. Il a nécessité un investissement ­gigantesque et des hypothèques sur nos biens. On a dû réaliser d’importants travaux. Il a absorbé toute notre vie et notre temps… mais c’est tout ce qu’on aime. Dans ce lieu, on peut vivre notre passion”, se réjouit-il.


Pour gérer l’établissement, la compagnie s’est organisée en Scop (société ccopérative). Onze personnes y travaillent : ­régisseurs, comédiens, musiciens, responsable relations ­publiques, etc. Comme sur scène, tous les rôles sont interchangeables. “On est tour à tour acteur, décorateur, restaurateur, administrateur, poète, plombier, professeur, clown…” égraine Mehdi Kerouani.


 


Le sens du partage


Ce qui entretient le lien entre les membres de la troupe et anime sa passion, c’est avant tout une idée commune du théâtre. Une conception qu’ils partagent largement en intervenant, avec la complicité de différents services de santé d’état (Conseil généraux, Direction départementale des Affaires sanitaires et sociales, Caisses primaires d’assurance maladie…) dans les collèges, les cités, ou encore à l’Unesco depuis plus de vingt ans. Partout où l’art théâtral vient tendre une perche pour s’exprimer et dire.


“Le fil conducteur de notre compagnie repose sur l’idée que notre art est fait pour être partagé, et qu’il a un rôle social puissant. Quand nous intervenons auprès de jeunes, que ce soit lors d’ateliers de sensibilisation sur le sida, l’exclusion ou le racisme, ou pour des spectacles participatifs, le théâtre agit toujours comme un révélateur. Chacun peut prendre un autre rôle que ­celui qui lui colle à la peau et s’exprimer à sa façon. Le rire et l’humour étant, il me semble, le meilleur moyen de véhiculer des messages et des émotions autrement.”


Pour cet homme de scène, le théâtre permet aux jeunes de se sentir en osmose dans un groupe. Difficile de dissocier le message que portent les membres d’El Duende de leur propre histoire. Intégrer une troupe, se respecter les uns les autres, s’y sentir bien comme dans une famille choisie, c’est leur parcours et c’est ce qu’ils transmettent. “Quand les jeunes réussissent un spectacle, que des centaines de personnes les applaudissent, ils savent qu’ils ont réussi ensemble. C’est le collectif qui a gagné sa récompense. Et être à l’aise dans un groupe, c’est, à mon sens, se sentir bien dans la société”.


La tribu El Duende s’efforce de communiquer les valeurs de son théâtre citoyen partout où elle intervient. Sur place, à Ivry, elle promeut des pièces de qualité où se mêlent les expressions artistiques. Parallèlement, Mehdi Kerouani dirige une école de théâtre, qui affiche complet chaque année. Cet été, la grande famille El Duende présentera au Off d’Avignon In Tempo Rubato, un spectacle de théâtre musical qui cherche à savoir où va la musique quand elle s’arrête.  


MAGAZINE JUILLET-AOUT 2017

Laura Houeix