Tunisie / FMI : Déblocage d’1,9 milliard : trop peu trop tard ?

 Tunisie / FMI : Déblocage d’1,9 milliard : trop peu trop tard ?

C’est un soulagement mais un succès en demi-teinte pour l’Etat tunisien : au terme d’une longue attente et d’âpres négociations, un premier agrément technique a été conclu samedi soir en vue d’un financement du Fonds monétaire international pour la Tunisie d’un montant de 1,9 milliard de dollars sur une période de 4 ans.

L’accord a été annoncé par le FMI dans la soirée du 15 octobre 2022 : la Tunisie et le Fonds monétaire international sont finalement parvenus à un accord préliminaire, dit des « experts », qui précède traditionnellement la signature finale du « Board ». Il s’agit en l’occurrence de l’octroi d’un nouveau financement à la Tunisie, d’un montant de 1,9 milliard de dollars « seulement » à travers le mécanisme de crédit élargi, l’approbation définitive dudit prêt étant entérinée par le Conseil d’administration du Fonds en décembre prochain.

Une fois cette approbation définitive obtenue, le rideau tombera enfin sur ce tortueux marathon que mène le gouvernement de Kais Saïed et de son émissaire Nejla Bouden depuis sa formation après le coup de force du 25 juillet 2021. Un marathon entamé en réalité bien avant par le prédécesseur de cette dernière, la crise aiguë des finances de l’Etat datant de plusieurs années.

 

Une fausse joie

Malgré le satisfécit officiel, il s’agit en réalité d’un résultat plutôt décevant pour le régime de Saïed, embourbé dans une crise financière et économique sans précédent. Car conscient de ces difficultés, le FMI a visiblement opté pour un compromis : maintenir à flot le pays, lui éviter le rééchelonnement ou le défaut de paiement, mais sans l’enfoncer davantage dans un abyssal surendettement.

Ainsi l’accord en question porte sur un montant inférieur à la moitié de ce qui a été souhaité par le gouvernement Kais Saïed, qui a requis un financement urgent de 4 milliards de dollars. Un accès au crédit prudent donc, d’une somme au final très réduite par rapport au déficit financier global de la Tunisie.

En clair, le montant de 1,9 milliard de dollars équivaut à moins de 6,1 milliards de dinars tunisiens, et sera alloué pour quatre années entières. S’il est bien approuvé en décembre prochain, il commencera probablement à être décaissé à partir de 2023, tandis que le déficit budgétaire pour l’année en cours 2022 est à lui seul d’environ 13 milliards de dinars (plus de 4 milliards de dollars)… Or, le gouvernement n’a pas réussi à le combler jusqu’à présent, même si l’accord du FMI signifie certes que la voie est désormais ouverte pour les crédits bilatéraux auprès de pays tiers.

Mais selon les analystes, le déficit budgétaire pour l’année 2023, actuellement en cours de préparation, pourrait dépasser ce montant. Ce qui signifie que le financement du FMI ne comblera même pas ne serait-ce que le huitième du déficit annuel.

Dans l’incapacité de fournir les fonds nécessaires pour payer les achats internationaux d’importations de denrées alimentaires telles que le sucre, l’huile végétale et les matières énergétiques telles que les dérivés du pétrole, le pouvoir vient de promulguer un décret-loi protectionniste pour limiter drastiquement l’importation des produits de luxe (cosmétiques, aliments pour animaux de compagnie, etc.). Une « mesure populiste » pour l’opposition qui rappelle que ces produits représentent un pourcentage dérisoire de l’ensemble des importations.

Etant donné que le financement du FMI est destiné à financer le programme économique proposé par le gouvernement pour une durée de 48 mois, de 2023 à 2026, et à supposer que l’octroi du financement sera divisé en quatre tranches annuelles égales, le montant de ce financement sera d’environ 1,5 milliards de dinars annuels (moins de 500 millions de dollars par an).

Pour comprendre à quel point cela est en deçà des besoins de l’Etat, rappelons que le gouvernement de Kais Saied a déjà emprunté, selon des sources officielles, un montant de 1,9 milliard de dinars tunisiens auprès des banques nationales tunisiennes rien qu’en septembre dernier. L’encours des anciennes dettes cumulées par la Tunisie auprès du même FMI dépasse en outre les 2,1 milliards de dollars…

Pour sa part, le FMI a annoncé que le financement vise cette fois à « rétablir la stabilité sur le plan économique et à renforcer les réseaux de protection sociale en Tunisie ». Néanmoins, un tel objectif semble bien lointain compte tenu du montant limité des financements et des déficits des caisses de protection.

 

Une timidité liée au contexte géopolitique

Il est à noter que les principaux pays occidentaux, dont le Groupe des Sept et l’Union européenne, ont durant l’année écoulée officiellement critiqué à plusieurs reprises ce qu’ils considéraient comme une dérive de Kais Saïed par rapport à la trajectoire démocratique du pays, et l’ont fermement appelé à faire machine arrière. En conséquence, le G7 a suspendu certains programmes financiers et s’est abstenu de financer les finances publiques et le trésor public depuis le 25 juillet 2021.

Outre une aide militaire divisée par deux, les Etats-Unis se sont en effet contentés de solliciter des fonds sectoriels limités vers certains projets de développement ou des besoins humanitaires et de subsistance. Or, les sept grandes puissances, menées par les États-Unis, contrôlent le pouvoir de décision au sein du Conseil du FMI tout comme dans les autres importantes institutions financières et bailleurs de fonds.

L’obtention du financement du FMI a par ailleurs nécessité la présentation d’un programme de réformes économiques structurelles par le gouvernement de Kais Saïed, qui a proposé un programme global s’étendant sur cinq ans de 2022 à 2026. Il comprend la mise en œuvre des propositions et demandes du Fonds dans le cadre de sa vision des réformes économiques nécessaires en Tunisie.

Cela implique que le gouvernement s’engage à lever progressivement les subventions sur les matières premières, y compris l’énergie (outre l’électricité et le gaz, les prix à la pompe ont augmenté 5 fois en 2022), les dérivés céréaliers (pain, farine, semoule, pâtisseries, couscous, etc.), lait, huiles végétales, etc. En plus de lever les subventions sur de nombreux autres services publics et de les compenser par une aide financière directe et en nature ciblant uniquement les classes les plus démunies.

Le programme comprend également la réduction de la masse des salaires dans la fonction publique et la suspension des recrutements : le nombre de fonctionnaires passerait de 645 mille à moins de 550 mille horizon fin 2026. Cependant, de nombreux aspects du programme économique du gouvernement Saïed et de ses propositions au FMI demeurent opaques, voire non avouées, ce qui renseigne sur leur forte impopularité potentielle.

 

Bouffée d’oxygène ou bombe sociale à retardement ?

S’il reste populaire dans les sondages, les experts s’interrogent sur la capacité du régime de Kais Saïed à lever les subventions en l’absence de relance économique et de création de richesses à nouveau via un modèle de développement efficace. Pour l’homme d’affaires et ancien ministre Fadhel Abdelkefi, « le président Saïed est en passe de faire de la Tunisie un grand laboratoire à ciel ouvert pour idées exotiques et éculées », telles que le retour du collectivisme mutuelliste, notamment via le chantier pharaonique des entreprises dites coopératives, essentiellement agricoles.

D’où le risque important de grogne sociale dès cet hiver, dont on commence à voir les prémices dans certains quartiers de la capitale en proie à des émeutes nocturnes. En l’absence d’élévation du niveau de revenu des Tunisiens, et en gardant à l’esprit que la suppression des subventions nuira aux classes moyennes et inférieures, des troubles sociaux pourraient saper le programme économique théorisé par le nouveau régime.

En somme, l’accord gouvernemental avec le FMI menace paradoxalement à terme la stabilité du régime et la poursuite de son autoritarisme. Si le pouvoir dispose désormais d’un sursis, la bouée de sauvetage du FMI ne change en revanche pas grand-chose au quotidien des Tunisiens, fait de normalisation des pénuries et de files d’attente chroniques, aussi longtemps que la notation souveraine du pays continuera sa vertigineuse dégringolade.

Seif Soudani