Tunisie. La police interrompt un spectacle humoristique

 Tunisie. La police interrompt un spectacle humoristique

Sur scène, des policiers en civil au téléphone avec leur hiérarchie, 30 minutes après le coup d’envoi du spectacle, devant un public médusé

La scène est surréaliste. En plein one man show dimanche soir dans la ville de Sfax, Lotfi Abdelli est interrompu à plusieurs reprises par des agents de police en civil : se sentant visés par le contenu de son spectacle humoristique, ils font irruption sur scène pour tenter de faire arrêter le spectacle. 

 

Lotfi Abdelli a pris à témoin le président Kais Saïed en l’appelant à « se réveiller et voir ce qu’il advient de ce pays »

 

Artiste controversé pour son style souvent provocateur et déshinibé, Lotfi Abdelli s’est par ailleurs fait connaître depuis la révolution de 2011 pour son franc-parler quant à la classe politique du pays. Revendiquant la co-paternité du slogan « Ben Ali dégage ! » qu’il avait contribué à lancer la veille du départ de l’ancien dictateur, l’humoriste a depuis continué à égratigner diverses familles politiques, des islamistes d’Ennahdha à, plus récemment, Abir Moussi, leader de la tendance destourienne moderniste, sa nouvelle tête de turc.

A quelques jours du référendum constitutionnel du président Kais Saïed, Abdelli avait en revanche choisi le 20 juillet dernier de soutenir le « Oui », en publiant une vidéo où il affirme avoir longuement réfléchi, et que ceux à qui sa décision ne plaît pas « peuvent aller se faire… », dans le style fleuri dont il est coutumier. Pour s’en justifier, il explique vouloir « se débarrasser des sinistres visages de nos politiques », et que si Saïed s’avère à l’avenir être un despote, « alors on le dégagera comme on s’est débarrassés de Ben Ali avant lui ».

Hier soir, l’artiste a donc probablement récolté un avant-goût express de son vote expérimental. Car si des officiers et agents missionnés pour sécuriser le théâtre de Sidi Mansour à Sfax, s’est sentie autorisée à monter sur scène pour interpeller un humoriste en pleine représentation, c’est qu’une partie de l’appareil d’Etat se sent suffisamment en confiance pour perpétrer un tel acte devant des gradins pleins à craquer. Près de dix mille spectateurs qui ont payé leurs places, eux aussi humiliés.

 

Quelques précédents

Ce n’est pas la première fois que la police tunisienne, plus précisément les syndicats de police paradoxalement nés des libertés acquises au lendemain de la révolution, interrompent des performances d’artistes en plein festival. Dès 2013, les deux rappeurs Klay BBJ et Weld el 15 sont ainsi pris à partie sur scène, avant d’être interpelés en loge, au terme de leur concert. Là aussi des policiers s’étaient retirés des abords des lieux, affirmant avoir renoncé à assurer la protection du festival, car « insultés par certaines paroles de chansons ».

« Un scandale digne de la jungle des pays sous-développés », estiment de nombreux internautes aujourd’hui, tandis que d’autres évoquent « la vulgarité » de Lotfi Abdelli pour justifier ou du moins excuser le comportement d’une frange de la police. Un argumentaire qui s’aligne sur celui des syndicats de police eux-mêmes, qui multiplient lundi les publications sur les réseaux sociaux pour s’ériger en critiques d’art et définir les bonnes mœurs, l’irrévérence et le bon goût, au nom du trouble à l’ordre public.

Sorti violemment du théâtre comme le furent également quelques journalistes qui ont tenté de documenter l’incident, le producteur Mohamed Boudhina considère que Abdelli est désormais « menacé de liquidation physique par des milices armées », regrettant que cela ne soit peut-être le dernier spectacle de l’humoriste.

Un poster de l’artiste trône ce matin à l’entrée du théâtre avec l’inscription « Non à la répression des libertés ». Contre-productif, l’acte des policiers participe à faire de Abdelli un nouveau héros martyr de la liberté d’expression

Seif Soudani