Tunisie. La première dame acte son entrée dans la sphère publique

 Tunisie. La première dame acte son entrée dans la sphère publique

Lors de cette cérémonie où l’on s’est autocongratulé, la Première ministre a décoré la Première dame

En juin 2019, le candidat à la présidentielle Kais Saïed, alors en pleine précampagne électorale, s’engageait à ce que son épouse n’exercerait en aucun cas un rôle protocolaire ni politique. De l’eau a coulé sous les ponts depuis.

Réalisant sans doute que l’inconscient collectif tunisien, traumatisé par le règne népotique de la puissante « régente de Carthage », Leila Trabelsi Ben Ali, ne voulait plus entendre parler de la famille du président, Saïed avait déclaré sur Shems FM : « Ma famille n’endossera aucun rôle politique. […] Mon épouse ne sera pas une première dame, car toutes les Tunisiennes sont des premières dames ».

Cette promesse fut effectivement respectée jusqu’au 13 août 2022. Durant ses trois premières années de mandat, les Tunisiens n’ont aperçu Ichraf Chebil qu’à de très rares occurrences, et encore moins entendu le son de sa voix, absente y compris lors de la plupart des déplacements internationaux du président. La magistrate y avait gagné en respectabilité, contribuant à l’image de puritanisme et au mythe de désintéressement de l’atypique chef d’Etat.

 

Quand l’Histoire se répète à l’identique

« L’Histoire ne se répète pas, elle se plagie », disait le dramaturge Jacques Deval. Samedi, Fête de la Femme en Tunisie, le président Saïed se rendait une nouvelle fois au chevet des travailleuses artisanales de Hay Hellal, un faubourg pauvre de la capitale. Cette fois il s’agissait de leur livrer les clés d’ateliers censés faciliter leur dur labeur. Or, il n’a pas échappé aux internautes que ce projet, initié par la municipalité de la ville de Tunis, avait déjà été inauguré par des parlementaires dès le 10 février 2021.

Cette persistance à ne s’intéresser à la condition de la femme qu’à travers le prisme populiste des travailleuses manuelles et agricoles avait déjà agacé en 2021 les élites féministes du pays. Celles-là même à qui il avait refusé expressément en 2019 ainsi qu’en 2020 l’égalité dans l’héritage, estimant que le Coran est sans équivoque quant à la question successorale. Mais il semble qu’une solution ait finalement été trouvée pour contenter ces deux versants que sont la Tunisie d’en bas et la bourgeoisie, via une parfaite répartition des rôles au sein du couple présidentiel.

Lors d’une cérémonie organisée ce même 13 août dans l’enceinte du Lycée de la Rue du Pacha, établissement pionnier dans l’éducation des jeunes filles, c’est ainsi la première dame Ichraf Chebil qui fut chargée avec la cheffe du gouvernement Nejla Bouden de rendre hommage à une sélection de femmes tunisiennes, devant un parterre de ministres et de notables du monde des affaires et de la société civile.

Sur la TV nationale, les Tunisiens découvrent leur première dame à l’occasion de cette prise de parole publique inédite, un discours où Ichraf Chebil loue notamment les mérites de la Constitution rédigée par son époux, tout comme ce qu’elle qualifie de « Nouvelle République », une formule qui n’est pas sans rappeler « l’ère nouvelle » (« al-âahd al jadid ») du 7 novembre 1987, le tout sur un fond violet – fuchsia, couleur emblématique de l’ancien régime. En clair, il s’agit non pas d’une prise de parole uniquement cérémoniale, mais d’une entrée de plain-pied dans la politique partisane.

« C’est la première fois qu’une première dame prend la parole à travers un speech public depuis Leila Ben Ali en octobre 2009. Ni Moncef Marzouki, ni Béji Caïd Essebsi n’avaient conféré ce rôle à leurs épouses respectives », note la toile.

« Lentement mais sûrement, le logiciel novembriste se réinstalle, signe que les consciences ont moins évolué en 11 ans qu’elles n’avaient été simplement mises en veille », note l’opposition. La boucle est bouclée.

Seif Soudani