Premières microfissures

 Premières microfissures

crédit photo :Caia Image/Science Photo Library/AFP- Dotdotred/Image Source/AFP


En 2018, en France, les jeunes d’origine maghrébine continuent de subir la discrimination dans leur parcours professionnel. Désormais bien établie, cette réalité est cependant de moins en moins tolérée. De nouveaux outils émergent et commencent à bousculer les mentalités dans le monde de l’entreprise. 


Le plafond de verre ? Jeune cardiologue, installé depuis peu dans une clinique privée de la région parisienne, Amine* se souvient parfaitement du moment où, dans son ascension professionnelle, il a eu le sentiment très net de buter contre. “J’étais arrivé dans les premiers à l’internat. J’avais toujours fait confiance à mon travail pour franchir les seuils, et cela avait fonctionné. Devenu interne, j’ai pu mesurer l’écart entre ce à quoi mon travail aurait dû, aurait pu, me mener et ce qui se passait. Quand on est à ce niveau-là, si on veut aller plus haut, viser le professorat, par exemple, il faut ­publier dans des revues scientifiques, il faut être cornaqué par un professeur ou un chef de service. Moi, personne ne m’a proposé de le faire. Et j’ai vu autour de moi des gens évoluer, alors que je stagnais.”


Amine a ensuite quitté l’hôpital parisien où il exerçait pour intégrer un autre établissement, en banlieue. “Un hôpital moins prestigieux, mais où l’ambiance était plus saine, où je ne me sentais pas exclu”. Conforté dans son choix, il explique aujourd’hui son ressentiment, sans regret ni amertume, avec juste un peu de “tristesse” : “J’ai vu que les portes m’étaient fermées, j’ai mis de la distance, je suis passé à autre chose.”


Ce fameux plafond de verre… La formule (de l’anglais “the glass ceiling”) avait été utilisée pour la première fois en 1978, aux Etats-Unis, par Marilyn Loden, aujour­d’hui consultante en management. Elle l’avait employé pour ­illustrer le fait que la difficulté des femmes à gravir des échelons professionnels était culturelle, et non per­sonnelle. Depuis, l’expression s’est étendue à d’autres ­catégories de la population, et notamment aux minorités raciales des pays occidentaux. Toujours pour désigner ce seuil infranchissable qui, un jour, stoppe une évolution de carrière et ne s’explique pas par un déficit de compétence ou de diplôme, mais par le seul fait de son appartenance à une “minorité”, au sens politique du terme.


Dans le documentaire de Yamina Benguigui, sorti en 2004(1), le sociologue Saïd Bouamama livre une définition efficace de ce plafond de verre : “Dans les inconscients collectifs, le Mohamed ou la Fatima sont capables d’être de bons ouvriers, mais pas d’être cadres. Le Mohamed et la ­Fatima sont capables d’obéir, mais ne sont pas capables de diriger.” Un cliché ? Les études et les enquêtes menées depuis des années confirment au contraire l’ancrage ­profond de cette réalité sur le marché français du travail.


 


La triste réalité statistique


“Quel que soit le moment de leur carrière, les descendants d’immigrés maghrébins sont moins souvent en emploi que les personnes sans ascendance migratoire. Les différences de diplôme, d’expérience, de situation familiale et de lieu de résidence expliquent moins de la moitié des écarts de taux d’emploi observés entre les deux groupes”, résume l’Insee, dans une étude publiée en juillet 2017(2). On y apprend que “le salaire mensuel net moyen des hommes à temps complet descendants d’immigrés maghrébins est de 13 % inférieur à celui des hommes sans ascendance migratoire”. Et que “l’écart de salaire des descendants maghrébins est également plus prononcé parmi les personnes détentrices d’un diplôme de l’enseignement supérieur, soit 11 % de moins ­parmi les hommes et 10 % parmi les femmes, que parmi les non-­diplômés (7 % et 2 % de moins respectivement)”.


En 2010, l’Insee indiquait également : “En moyenne, entre 2005 et 2009, 86 % des hommes français âgés de 16 à 65 ans ont un emploi, quand leurs deux parents sont français de naissance. Ils ne sont que 65 % quand au moins un de leurs parents est immigré et originaire d’un pays du Maghreb. (…) Les différences en termes d’expérience, de diplôme, de situation familiale et de lieu de résidence n’expliquent toutefois qu’un tiers de l’écart des taux d’emploi (…)”(3). En 2004, déjà, l’Institut Montaigne notait que “l’existence d’un ‘plafond de verre’, qui interdit la promotion des Français issus de l’immigration dans la hiérarchie des entreprises, est aggravée par l’inertie de la société française vis-à-vis de l’ensemble des populations défavorisées”.(4)


Beaucoup plus proche, entre avril et juillet 2016, le ­ministère du Travail a commandé un “testing” sur la ­discrimination à l’embauche dans les grandes entreprises. En réponse à de réelles offres d’emploi, ont été envoyés des CV identiques sur lesquels seul les deux ­patronymes changeaient : l’un identifié “français”, l’autre “maghrébin”. Résultats : les premiers ont été ­retenus à 47 %, les seconds à 36 %. Onze points d’écart uniquement sur le nom du candidat.


 


“Les entreprises ne sont plus dans le déni”


Et la situation ne semble guère s’améliorer avec le temps. Incassable, le plafond de verre ? “Il demeure, cela ne fait aucun doute”, répond Mariam Khattab, ­directrice de Mozaïk Recrutement, une antenne de Mozaïk RH, ­cabinet de recrutement et de conseil en ressources ­humaines spécialisé dans la promotion de la diversité. “Mais une chose a changé : les entreprises ne sont plus dans le déni. Des opérations de ‘testing’ ont démontré de façon incontestable que certaines sociétés discriminent sur le ­patronyme, le lieu de résidence et même parfois sur la religion supposée des candidats. Beaucoup admettent ­désormais qu’il y a un réel problème. Ce qui, bien sûr, ne ­signifie pas qu’il est réglé…”


Un “problème” fondamental, puisqu’il entre en contradiction avec l’article 1 de la Constitution de 1958, stipulant que la République “assure l’égalité ­devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion (…). La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales”. Cette fameuse “égalité républicaine” que l’Etat, discret et peu coercitif sur la discrimination à l’embauche, peine à faire respecter.


A défaut d’intervention publique ferme et résolue, ­plusieurs entités ont vu le jour ces dix dernières années en France, avec pour objectif de bousculer ce schéma. Depuis 2007, Mozaïk RH en fait partie. Cette structure associative, qui s’attache à repérer des “candidats ta­lentueux” dans les universités et autres structures de banlieue (3 000 points de contact en Ile-de-France et en régions) a permis, en dix ans, plus de 4 000 recrutements en entreprise. Pour Mariam Khattab, la bascule se fera sur les “middle manager”, ces cadres intermédiaires porteurs de dix à quinze ans d’expérience et appelés à prendre des responsabilités plus importantes.


“Briser le plafond de verre dans l’entreprise passe par la diversification de ces strates intermédiaires, le vivier dans lequel l’entreprise identifie ses futurs dirigeants. La diversité des employés, c’est bien, mais celle-ci doit aussi parvenir au top de la pyramide. Il faut qu’elle prenne ­l’ascenseur !” explique la directrice de Mozaïk Recrutement. Renvoyant aux entreprises la responsabilité de mettre en place des mécanismes et des politiques de promotion objective, Mozaïk RH propose aux jeunes diplômés une activité de coaching et d’accompagnement. Avec pour finalité de renforcer leur capacité à ­ “réseauter” en interne, et de leur fournir aussi quelques “codes”. Des leviers discrètement cultivés dans un entre-soi de classe, mais qui se révèlent bien souvent ­décisifs dans la progression de carrière.



Valoriser les “compétences du XXIe siècle”


Autre enjeu de taille : l’acquisition des “soft skills”, ces “compétences douces” ou “transversales” : créativité, capacité d’adaptation, résilience, etc. L’association ­Article 1 (référence à la Déclaration universelle des droits de l’homme) en a fait l’un de ses chantiers majeurs. Née en janvier dernier de la fusion de Fratelli et ­Passeport Avenir, deux des plus importantes associations françaises de lutte contre l’inégalité des chances dans ­l’accès aux études supérieures puis à l’emploi, ­Article 1 “œuvre pour une société où l’orientation, la réussite dans les études et l’insertion ­professionnelle ne dépendent pas des origines sociales, économiques et culturelles”.


Pour Benjamin Blavier, le cofondateur de l’association, ce sont les “questions de milieu social” qui sont en jeu : “On n’est pas confronté de la même façon au recrutement et à la ­gestion de carrière quand on est né à Argenteuil, à Guéret, à Hénin-Beaumont ou à Neuilly, schématise-t-il. Alors, on travaille avec ces jeunes sur l’apport de ces compétences du XXIe siècle qui peuvent faire la différence sur le marché de l’emploi aujourd’hui. Nous pensons que le fait d’être issu de la diversité et des milieux populaires, c’est quelque chose qu’il faut mettre en avant. Une partie de ce que le monde de l’entreprise attend, ces jeunes l’ont en eux.”


Article 1 mobilise des étudiants pour conseiller et ­accompagner des lycéens de première et de terminale dans leur orientation, ainsi que des bénévoles en ­situation professionnelle pour exercer du mentorat indi­viduel ou collectif auprès d’étudiants post-bac. Près de 20 000 personnes interviennent bénévolement et les programmes de mentorat et d’acquisition des “compétences XXI” bénéficient à 120 000 jeunes. Association d’intérêt général et partenaire agréé de l’Edu­cation nationale, Article 1 vise à terme 100 000 élèves dans le cadre de sa plateforme Inspire(5).


Pour Benjamin Blavier, l’objectif, désormais, est simple : “Passer de quelques belles histoires à un changement ­massif et qui concerne tout le monde.” Lui situe son action résolument “en amont du plafond de verre”, dont Mariam Khattab, volontariste, est persuadée qu’il finira par céder : “On va y arriver, comme pour les femmes”, assure-t-elle. Avant de corriger, lucide : “Même s’il est vrai qu’elles n’y sont pas encore complètement parvenues…” 


* Le prénom a été modifié à la demande de l’intéressé.


(1) Le Plafond de verre, les défricheurs, de Yamina Benguigui.


(2) Emploi, chômage, revenus du travail, Insee (2017). Chapitre : “Les descendants d’immigrés maghrébins : des difficultés d’accès à l’emploi et aux salaires les plus élevés”.


(3) France, portrait social, Insee (2010). Chapitre : “Les écarts de taux d’emploi selon l’origine des parents : comment varient-ils avec l’âge et les diplômes ?”.


(4) Les oubliés de l’égalité des chances, rapport de l’Institut Montaigne (janvier 2004).


(5) www.inspire-orientation.org


La Suite du Dossier du Courrier : Briser le plafond de verre :


Fabien Truong : « La discrimination est devenue moins tolérable »


Rédha Souilamas, un chirurgien trop brillant


Fatiha Gas, surdiplomée à la double peine


Aziz Senni : « L’audace est un outil majeur »


Briser le plafond de verre


MAGAZINE MARS 2018

Emmanuel Rionde