Edito – Maroc. Ressentis

 Edito – Maroc. Ressentis

Au moins 8 000 migrants ont pu atteindre depuis les plages marocaines le préside occupé de Sebta, depuis lundi 17 mai 2021, à la nage, en marchant à marée basse ou en utilisant des bouées et des canots pneumatiques. FADEL SENNA / AFP

Dans un paysage biblique, des nounous en gilets de sauvetage sorties de nulle part, secondées par des soldats au sourire avenant s’affairent à sortir de l’eau et à prendre dans leurs bras des gamins désemparés. La suite est moins avenante : la caméra ou la plume, cela dépend du média européen, zoome sur un gamin en pleurs : « je fuis la faim, le manque, ne me renvoyez pas au Maroc svp ! ». « L’ennemi » nous a soûlés avec ces images reprises en boucle.

 

Bien que tout le monde sait qu’au Maroc, on ne meurt pas de faim mais, c’est de bonne guerre, la campagne psychologique menée par les Espagnols est avant tout une guerre de l’esprit dont les armes principales sont l’image et la parole ; et tant pis pour nous si ces images de jeunes déferlant sur le préside occupé nous ont fait plus de mal que de bien.

Depuis ce fameux matin, il y aurait tant à dire sur la violence des soldats espagnols, les mauvais traitements subis par les mineurs marocains, le racisme entre autres mais tel n’est pas le débat : ce qui a choqué et qui choque toujours, c’est cette horde de jeunes et de moins jeunes partis à l’assaut des vagues pour aller de l’autre côté ; ces mères venues accompagner leur mômes ; ces étudiants, prêts à abandonner leurs études. Bref, tout ce lumpen prolétariat n’ayant pas hésité une seconde à l’appel du large ! Peu importe, tous savaient que « de l’autre côté », c’était loin d’être le paradis, bien au contraire, mais tous voulaient y être.

On peut aussi ajouter à ces harragas (fuyards) de fortune, la cohorte des harragas de luxe, étudiants choyés par leur famille et qui fréquentent les meilleures écoles, les yeux désormais rivés sur l’ouverture des consulats occidentaux. Eux aussi, prennent désormais la tangente sans état d’âme. Les grandes écoles Françaises, canadiennes ou même américaines qui faisaient le pied de grue dans les grands évènements de Casa pour « kidnapper » difficilement quelques cerveaux, les cueillent désormais tout frais à leur sortie de Polytechnique ou de Ponts et Chaussées à Paris, avec postes de responsabilité, salaires faramineux et la nationalité en prime.

La question lancinante qui se pose, c’est comment ce pays où Fatna Bint Lhoucine chantait « mieux vaut pour moi le goudron de ma patrie que le miel des autres nations » a pu faire pour dégoûter autant ses enfants ! Pourquoi est-ce qu’à voir ces nombreux chantiers qui se multiplient, on pourrait croire au boom économique, que chaque fois que l’on prend l’autoroute, que l’on traverse le port Tanger Med ou encore quand on monte dans le train, on a comme l’impression d’évoluer dans un pays développé et dès que l’on se retrouve dans une administration, que l’on a besoin d’un papier pour un de ses gosses, c’est plutôt Kafka qui nous vient en tête ?

Qu’est-ce qui se passe vraiment dans ce pays ? En réalité, on ne s’est jamais dit qu’il fallait appliquer aux sciences sociales les mêmes règles utilisées par la météo ; on vous dit : demain il fera 15 degrés, mais on vous explique tout de suite que le ressenti sera de 10 degrés.

C’est ce ressenti qui explique le malaise ambiant, un ressenti qui traverse toute la société dans toutes ses composantes et dans n’importe quel lieu, il peut s’agir d’un prétoire de tribunal, une salle de commissariat, un amphi à la fac où même une mosquée. Une peur diffuse de ne pas être au bon endroit, de déranger ou de subir les foudres d’un fonctionnaire irascible ou d’être victime d’une injustice terrible.

Il faut désormais ouvrir les yeux sur une réalité et considérer les individus en fonction de leur situation et de la position qu’ils imaginent occuper dans la société : à défaut de se sentir considérés à leur juste place, les Marocains, pour la plupart se sentent au contraire « invisibilisés ».

Qui peut nier qu’il y a aujourd’hui une forte défiance des Marocains dans la justice de leur pays (il serait d’ailleurs intéressant de voir combien de Marocains ont encore confiance dans cette justice). Or la justice, c’est un vrai pacte social et ce pacte est tout de suite rompu si les citoyens considèrent que le droit, leurs droits ne sont plus respectés, sachant d’ailleurs qu’il n’y a pas de société́ civilisée sans droit. Quand est-ce qu’on finira avec l’hypocrisie de croire que les juges corrompus sont l’exception et qu’il suffit juste de temps à autre de remettre de la vertu dans le système ?

A l’école, ce n’est guère mieux, on a vu petit à petit la médiocrité pratiquer l’entrisme dans notre école. Résultat : les profs sont devenus des marchands de notes, de cours supplémentaires, des harceleurs en puissance. Sous la pression, de compromis en compromissions, le ministère va rendre la tâche des rares enseignants encore honnêtes de plus en plus difficile. Là encore, ce qui est terrible, c’est que le lycéen à qui on offre un diplôme dans une pochette surprise (piston, corruption ou simple complaisance) n’est pas idiot, au fond de lui, il sait bien qu’il ne le mérite guère. Quelle confiance peut-il avoir ensuite dans l’école ?

Et Dieu dans tout ça ? La question n’aurait pas de sens si la religion ne scandait pas tous nos gestes de la journée, les appels à la prière commencent très tôt, mais le wahhabisme aura tôt fait de pulvériser la véritable spiritualité et le comportement irréprochable du musulman, au profit de rituels vestimentaires et comportementaux marqués par un seul vecteur « la haine de l’autre », ce Marocain qui ne fait pas sa prière comme celui qui la pratique mais autrement.

Des hérétiques (au sens étymologique, ce sont ceux qui choisissent leurs dogmes préférés au lieu d’accepter la religion qu’on leur propose, ceux qui ne veulent pas croire kata holon, « orienté vers le tout ») qui ne valent pas mieux que ces adorateurs du monde moderne, qui n’ont jamais eu, autant d’invitations à l’hérésie… Les deux ayant oublié que la foi, c’est d’abord une question intime. Tout le monde connait la boutade « Si tu parles à Dieu à haute voix, il s’agit probablement d’une prière. Si tu entends Dieu te parler à haute voix, tu es certainement schizophrène. »

Bien sûr personne n’a entendu Dieu parler, sauf les Wahhabites et les salafistes qui ont usurpé la parole divine en disséminant des rumeurs sacrées dans une société qui de toutes les façons a complètement perdu son âme.

Pourquoi un tel fiasco ? Le système a bon dos, c’est vrai que l’Etat profond n’est pas une fable, que des blocages sont visibles à l’œil nu, mais le Marocain lambda dans tout ça ? Il est où ce citoyen modèle sur qui tout miser, ce résistant aux mandarins ?

Le juriste américain Learned Hand avait tout résumé en 1944 : « La liberté se trouve dans le cœur des hommes et des femmes ; si elle y meurt, aucune Constitution, aucune loi, aucune cour ne pourra la sauver. Tant qu’elle s’y trouve, elle n’a besoin ni de Constitution, ni de loi, ni de cour pour la sauver. »

La démocratie a ses exigences, c’est un ensemble de pratiques (dont les urnes ne sont qu’un aspect) qui permettent au citoyen de s’impliquer et de s’exprimer, et surtout de demander des comptes aux dirigeants.

Pourtant par l’odeur du pouvoir alléchés, après un long sommeil et à mesure que les élections de toutes sortes approchent, les politicards sont déjà au garde à vous, sachant que leur seule chance de survie politique est de s’appliquer à rendre le pays aussi peu démocratique que possible.

 

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Abdellatif El Azizi