En Tunisie, cohabitation et populisme se révèlent incompatibles

 En Tunisie, cohabitation et populisme se révèlent incompatibles

En temps normal comme en temps de crise institutionnelle, il n’est pas rare que classe dirigeante et élites tunisiennes se tournent vers le modèle politique français. Non pas que ce dernier soit exemplaire, loin s’en faut. Mais culturellement comme historiquement, il demeure pertinent de se référer à la « vieille démocratie » la plus proche de nous, d’autant que c’est là que bon nombre des mécanismes universels en la matière trouvent leur origine.

Le récent blocage d’envergure qui continue de paralyser la Tunisie, où le président de la République et le chef du gouvernement se rendent coup pour coup, jusqu’au rejet par Carthage d’un remaniement ministériel pourtant entériné par le Parlement, n’est pas sans rappeler par bien des aspects la cohabitation de 1997 – 2002 en France, certes plus discrète et bien moins houleuse.

 

Jacques Chirac et l’art de la cohabitation type guerre froide

Conséquence d’une dissolution surprise de l’Assemblée nationale par le président Chirac, la cohabitation dite de 1997 intervient en début de septennat présidentiel et va durer le temps d’une législature entière. Deux ans après son entrée à l’Élysée, Chirac estime alors que les échéances européennes à venir (notamment la mise en place de la monnaie unique) nécessitent « une majorité ressourcée et disposant du temps nécessaire à l’action ». Alors que la majorité parlementaire qui soutient le gouvernement d’Alain Juppé est écrasante, il décrète contre toute attente la dissolution de l’Assemblée nationale et provoque de nouvelles élections législatives que la droite allait perdre.

En réalité, ce que certains analystes de l’époque qualifient de coup de poker, fut vraisemblablement un coup de maître politicien visant à forcer son adversaire de gauche, Lionel Jospin, à gouverner une France difficilement réformable, et de s’user rapidement à cet exercice, ce qui allait permettre à Chirac au final d’être aisément réélu en 2002, ayant pu préserver une certaine virginité politique haut perché dans la « planque » de l’Elysée. Reculer pour mieux sauter en somme, la messe était dite.

Cette troisième cohabitation de la Ve République, qualifiée à plusieurs reprises de « constructive » par le président Chirac, allait cependant débuter, comme dans la Tunisie de 2021, par une mise au point d’ordre institutionnel. Répondant à une question, lors du traditionnel entretien télévisé le 14 juillet 1997, Jacques Chirac déclare : « La Constitution prévoit des choses et ces choses donnent, notamment, une prééminence, et je dirais, donnent un peu le dernier mot au président de la République… ».

Deux jours après, dans une déclaration en Conseil des ministres Lionel Jospin corrige l’appréciation présidentielle par ces termes : « Il n’y a pas de domaine de la politique française où le Président aurait le dernier mot ». En matière de prérogatives, même si le régime tunisien de la IIe République consiste en un régime parlementaire mixte et non pas présidentiel, le même bras de fer autour des prérogatives des deux têtes de l’exécutif se déroule sous nos yeux en ce mois de février 2021.

Comme François Mitterrand en 1986-1988, Jacques Chirac, s’appuyant sur son rôle de « gardien des intérêts permanents » (« gardien du respect de la Constitution » rappelle souvent Saïed à propos de son propre rôle, surtout en l’absence d’une Cour constitutionnelle en Tunisie), va exercer une magistrature dite tribunicienne, en adressant des gestes en direction de l’opinion. Il fera connaître ses désaccords ou exprimera des mises en garde à propos de la politique menée par le gouvernement, soit en Conseil des ministres, soit au cours de déplacements en province.

Kais Saïed, qui pour sa part est un authentique populiste dont on découvre les relents autoritaires, pousse à l’extrême cette dimension mise en scène prenant constamment à témoin « le peuple » et « Dieu », jusque dans les vœux du nouvel an qu’il transforme en tirades vengeuses et déplacées.

À l’approche du scrutin présidentiel d’avril 2002, auquel il se représente, Jacques Chirac précise ses critiques. Il dénonce le « manque de volonté d’agir » du gouvernement « en matière de sécurité » et son « immobilisme » concernant les réformes à entreprendre.

 

Un scénario qui menace la jeune démocratie tunisienne

Mais la comparaison entre les deux pays s’arrête là. Car malgré ces moments ponctuels de tensions chez le voisin français le plus souvent liés aux échéances électorales nationales à venir, il n’y avait pas eu de divergences d’appréciation sur le rôle constitutionnel attribué à chacune des fonctions, contrairement à la Tunisie où les déformations professionnelles du professeur de droit constitutionnel Kais Saïed agacent de plus en plus ses interlocuteurs, irrités par la multiplication des longs monologues du juriste de formation.

La dernière sortie en date du président tunisien, hier 10 février, ne déroge pas à ce qui apparaît désormais comme une sinistre habitude autocratique : de longues minutes de discours menaçant, acerbe et à gorge déployée, où les députés d’opposition de même coloration politique pseudo révolutionnaires, pourtant conviés par Carthage, sont réduits au silence devant les caméras du Palais, tels de simples figurants.

A contrario, lors d’une conférence de presse conjointe du président et du Premier ministre français et du président de la Commission européenne fin 2000, à l’issue du sommet européen de Nice, à la question de savoir si la cohabitation lors de la présidence française de l’Union européenne a été « un atout, un handicap ou qu’elle a été neutre pour la réussite de la présidence française », les deux responsables de l’exécutif avaient alors répondu à l’unisson :

  • Jacques Chirac : « Ce que je peux vous dire en tous les cas, et ce qui est certain, c’est qu’elle n’a pas été un handicap. Et la preuve en est, nous avons réussi ce sommet. Nous l’avons réussi ensemble »
  • Lionel Jospin : « Comme je pense que c’est un atout, cela veut dire que le résultat est neutre. (…) Ces trois jours de discussions très difficiles ont été menées non seulement bien sûr avec une unité complète des ministres, du chef de l’État et du Premier ministre, mais je dirai même aussi avec une fusion intellectuelle et humaine des équipes qui a été extrêmement frappante... ».

Ce dépassement des conflits les plus fratricides au nom de l’intérêt supérieur de l’Etat, c’est ce qui fait cruellement défaut à la Tunisie d’aujourd’hui, aux prises avec deux populismes majeurs : celui d’un président de la République que l’on pourrait étiqueter d’ultra populiste, lui qui mobilise un corpus religieux et superstitieux du « jugement dernier » pour justifier ses actes, et celui, en embuscade, du Parti Destourien Libre (PDL), qui dans l’opposition engrange les points d’une façon vertigineuse dans les récents sondages. Son égérie Abir Moussi, décomplexée dans sa récusation de la révolution de 2011, profite des errements de l’actuel pouvoir pour flatter les instincts nostalgiques en Tunisie d’une grande partie du peuple pour qui la solution serait le retour de la poigne sécuritaire et du parti-Etat.

Quelle que soit la sortie de crise, des jours sombres attendent sans doute le pays, comme le laisse notamment penser la mise en garde le 9 février de Yadh Achour, l’un des plus grands constitutionalistes tunisiens :

« Reconnaître au président ce pouvoir suprême d’interpréter la Constitution, c’est ouvrir toutes grandes les portes de l’excès de pouvoir et de la dictature que la révolution a pulvérisés. Un juriste authentique ne peut adopter de tels points de vue et plaider pour un retour au pouvoir dictatorial ou ses succédanées. C’est ainsi que je comprends le métier de juriste, du point de vue de sa fonction socio-politique ».

Par son entêtement rigide et sa gouvernance paranoïaque centrée autour des complots qu’il imagine quotidiennement, sans preuves matérielles, ourdis contre sa personne, le président Saïed pourrait en effet être en passe d’enterrer ce qui reste d’acquis révolutionnaires, au nom d’un révolutionnisme démagogue. Là où il pourrait accepter de perdre honorablement une bataille, le président « accidentel », que rien ne prédisposait à cette fonction, se complait dans les superlatifs et n’hésite pas à qualifier la révolution tunisienne d’évènement « cataclysmique » ou encore de « phare de l’humanité ». Une révolution qu’il pense ainsi protéger, mais qu’il est peut-être ironiquement en train de liquider.

Seif Soudani