Hélier Cisterne : « La privation totale de liberté amène forcément les gens à se radicaliser »

 Hélier Cisterne : « La privation totale de liberté amène forcément les gens à se radicaliser »

Hélier Cisterne a voulu montrer comment des destins individuels se mêlaient à la grande Histoire.

En salle depuis le 23 mars, le film « De nos frères blessés » remet en lumière l’histoire de Fernand Iveton, militant communiste engagé dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie et exécuté par l’Etat français le 11 février 1957 à Alger, incarné à l’écran par l’acteur Vincent Lacoste. Interview avec son réalisateur Hélier Cisterne.

 

LCDL : Vous avez découvert l’histoire de Fernand Iveton à travers le livre de Joseph Andras, “De nos frères blessés”. Aviez-vous auparavant une connexion particulière avec le sujet ?

Depuis très jeune, j’entretiens un rapport à l’histoire politique de la France, des moments les plus glorieux aux taches d’ombre, et l’Algérie, en cela, est incontournable. C’est une guerre de déchirure, complexe, de décolonisation. J’ai un oncle qui a fui l’Algérie à la fin de la guerre et j’ai d’autres membres de la famille qui ont été appelés. J’ai été extrêmement marqué par Avoir 20 ans dans les Aurès, du regretté René Vautier, longtemps censuré en France.

La découverte du livre d’Andras, c’est plusieurs choses en même temps : découvrir l’intention d’un auteur qui refuse le prix Goncourt (du premier roman, ndlr) et qui parle d’une figure totalement oubliée. Se demander qui étaient ces Français blancs qui prenaient fait et cause pour l’Algérie indépendante. Comme Hélène et Fernand Iveton, un couple à la vie, à la mort. Ce qui m’a beaucoup plu, c’est de montrer en quoi la grande Histoire traverse l’intimité des gens qui y sont impliqués.

LCDL : Fernand Iveton n’est ni une figure du militantisme ni un universitaire ou un journaliste, comme ont pu l’être Maurice Audin ou Henri Alleg. C’est un ouvrier communiste indigné par la situation. C’est cela qui vous a interpellé ?

Hélier Cisterne : Ce qui me touchait beaucoup, c’est l’histoire de ce couple qui, sans être en désaccord profond, a des divergences. Lui est communiste de père en fils. Elle, de par ses origines polonaises, connaît l’envers du décor du totalitarisme soviétique. Mais les deux font partie de la classe ouvrière. Ils s’opposent et s’aiment malgré tout.

Hélier Cisterne : « La privation totale de liberté amène forcément les gens à se radicaliser »
« De nos frères blessés », de Hélier Cisterne, d’après le livre éponyme de Joseph Andras. Avec Vincent Lacoste, Vicky Krieps. Durée: 1h35.

LCDL : Que sait-on de cet homme ?

Hélier Cisterne : D’après les témoignages des quelques survivants qui l’ont connu et que nous avons rencontrés, il a grandi dans un quartier mixte à Alger. Il était très entier, à la fois très drôle et très affirmé. Son histoire, c’est juste celle d’un homme qui se sent Algérien et qui croit à l’égalité des hommes et à leur liberté.

Un jour, il se retrouve face à l’autorité de l’Etat, qui d’abord interdit les manifestations, puis le Parti communiste algérien. Privé de tous les moyens d’expression, il se résout à passer à l’action directe. Il se demande quoi faire en sachant que, de l’autre côté de la Méditerranée, les gens n’entendent rien et ne voient en eux que des fauteurs de trouble et de dangereux criminels. Il refuse de mentir et veut que ses actes soient en phase avec ses idéaux.

Les derniers témoins qui le connaissaient ont été stupéfaits de son acte. En sachant que son attentat était destiné, selon moi, à créer un black-out sur Alger en bloquant la fabrication d’électricité et non à faire des victimes. Cela pose le problème de la privation totale de liberté, qui amène forcément les gens à se radicaliser.

LCDL : Savait-il qu’il risquait la peine de mort ?

Hélier Cisterne : Probablement que non, même si ses contacts du FLN (Front de libération nationale, ndlr) l’avaient prévenu dans quoi il s’engageait. Il est condamné au titre d’une législation récente. Les lois de 1955 disent que si on porte une arme en vue de tuer quelqu’un, on est condamné au nom du crime qu’on a l’intention de commettre, même si on ne l’a pas commis. Idem si on prend un engin explosif qu’on pose à proximité de personnes vivantes. En 1954, il n’aurait jamais été exécuté.

LCDL : Comment expliquez-vous la mollesse de la réaction à la condamnation d’Iveton, de la part du Parti communiste français, des intellectuels (Jean-Paul Sartre étant, à l’époque, pourtant engagé pour l’Algérie indépendante) et même du FLN ?

Hélier Cisterne : Le cas d’Iveton et de ses idéaux vont rencontrer la politique politicienne à tous les niveaux. Le FLN essaie de rassembler autour de lui toutes les forces favorables à l’indépendance, mais ses dirigeants redoutent qu’il y ait une autre forme de légitimité qu’eux et craignent plus que tout les communistes.

Le PCF, très fort au sortir de la guerre, peut encore rêver d’accéder au pouvoir, mais l’Algérie française est à l’époque très populaire. Et l’indépendance, elle, impopulaire. Défendre Iveton est donc une cause qui risquerait de les affaiblir. Une partie de l’électorat communiste rêve d’une France forte et milite pour la paix en Algérie, mais pas pour l’indépendance.

En plus, il est ici question d’un petit ouvrier, qui a même été jugé dans son bleu de travail et qui n’a aucun lien avec le sérail universitaire. Les intellectuels sont partagés sur l’action violente. Ce n’est qu’à titre posthume, un peu tard, que Sartre lui rendra hommage dans Les Temps modernes. Le cas Iveton servira à l’énorme mobilisation pour gracier Jacqueline et Abdelkader Guerroudj en 1962.

LCDL : Tout cela se déroule sous le gouvernement de gauche de René Coty, dont le ministre de la Justice est un certain François Mitterrand. Ni l’un ni l’autre n’accepteront de gracier Iveton. Et pourtant, Mitterrand deviendra dans l’histoire celui qui fit abolir avec Robert Badinter la peine de mort…

Hélier Cisterne : C’est à la fois l’absurdité et la logique absolue d’une politique prisonnière de son époque. On sort de la Seconde Guerre mondiale. Coty reçoit les avocats d’Iveton pour leur demande de grâce et leur répond avec une scène de la Première Guerre mondiale, où un gradé exécute un déserteur en lui disant qu’il meurt pour la France puisque, selon lui, sa mort va servir à ressouder la fierté nationale.

Toute cette logique, qui aboutit à la mort d’Iveton, s’articule autour d’une réaffirmation de l’Algérie française. On se pose alors des questions du type : « La France peut-elle être grande sans être un empire ? » ou « Est-elle grande de par son histoire et ses valeurs humanistes ? ». Comme si perdre un territoire, c’était attaquer la grandeur de la France. C’est l’obsession du déclin.

Propos recueillis par Jean-Jacques Rue

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La rédaction