Alsarah : « Le monde est ma musique »

 Alsarah : « Le monde est ma musique »

Crédit photo : Nousha Salimi


“Manara”, le deuxième album de cette Soudanaise installée à Brooklyn est une envoûtante rétro-pop est-africaine, chamarrée d’influences multiples, à l’image de la chanteuse et de ses musiciens. Avec pour fil conducteur, le thème du voyage et de la migration. 


“Manara”, le titre de votre album, signifie “phare” en arabe. Quel sens lui donnez-vous ici ?


Pour moi, la mer est la route la plus ancienne du monde. Elle symbolise le voyage, le mouvement, la migration. Un chemin que tant de gens avant nous, avec nous et après nous, prendront, en quête d’une nouvelle maison, d’une nouvelle vie, laissant parfois un passé douloureux derrière eux… L’eau et ses vibrations sont comme des guérisseuses. D’un point de vue spirituel, le phare représente la lumière qui nous guide pour trouver un ancrage quelque part, lorsqu’on ne sait pas où le voyage va nous mener. Cela résume bien l’esprit de l’album, qui aborde la question du foyer, d’un chez-soi. Tout ce que l’être humain crée – l’art, la civilisation, la ­famille… – c’est pour construire une maison, ne pas oublier ni être oublié. Ces thèmes sont bien sûr liés à l’actualité de notre monde, à toutes ces personnes forcées de quitter leur pays… Et aussi à mon histoire personnelle, puisque j’ai dû fuir le Soudan pour des raisons politiques lorsque j’étais enfant. Je suis partie vivre au Yémen, puis aux États-Unis. ­Manara parle du voyage de la vie, pas de la destination.


 


Dans ce disque, il y a aussi une chanson intitulée “Manara”, qui est dédiée au Nil…


Oui, car le Nil est mon ancrage, mon phare spirituel. Le gardien de mes ­secrets. C’est là où mon histoire a commencé. Ce long fleuve, cette eau qui va et vient, témoin de l’histoire des hommes, figure mythique…


 


Quel est votre parcours ?


Je suis née et j’ai grandi au Soudan jusqu’à mes 8 ans. J’ai vécu une enfance très heureuse, dans une famille typique de la classe moyenne. Mes parents étaient des activistes pour les droits de l’homme, engagés politiquement. Ils avaient une grande ouverture d’esprit. Puis nous avons émigré au Yémen à cause de la guerre civile. J’ai alors compris que ce n’est pas parce qu’on parle arabe que l’on est Arabe ! Pour la première fois, je me suis sentie une immigrée. Je suis devenue consciente de mon identité, de mes origines. Ce fut une expérience intense. J’ai découvert les différences des cultures, des sons, des nourritures… Mon histoire d’amour avec la musique commence vraiment à ce moment-là. Je collectionnais des cassettes de musiques traditionnelles, je jouais du synthé… Ensuite, lorsque j’ai eu 12 ans, nous sommes ­partis nous installer aux États-Unis. Là-bas aussi, je me suis demandé qui j’étais et d’où je venais, car on me questionnait tout le temps à ce sujet. Au ­début, c’était assez difficile. En tant que réfugiée tu es dans une situation irrégulière pendant un moment, tu dois comprendre et apprendre une nouvelle langue. Tu te sens comme un citoyen de seconde classe et tu ignores si tu pourras rentrer un jour dans ton pays. Mais c’est intéressant aussi. Tu regardes la vie et les frontières différemment. J’ai poursuivi mon apprentissage de la musique. J’ai rejoint le chœur de l’école, puis j’ai étudié l’ethnomusicologie.


 


Comment définiriez-vous votre style : “rétro-pop est-africaine” ?


Ma musique est une fusion, inspirée de plusieurs musiques d’Afrique de l’Est : Soudan, Zanzibar, Kenya, Ouganda, Ethiopie, Egypte… Cette partie du continent a toujours été un carrefour, une route de voyages, riche de nombreuses influences venues du Moyen-Orient ou d’Inde. Mais j’écoute des musiques de tous les pays. Le monde est ma musique ! Mon son est donc un mix de plusieurs cultures, comme moi. Sa base est celle du son soudanais : l’oud, la basse et les percussions. Je voulais un orchestre connecté à ces racines, mais avec une ouverture, une liberté pour créer librement. Ma musique est acoustique, car je veux pouvoir jouer n’importe où, sans électricité, dans le noir, dans un camp de réfugiés… Elle n’a besoin de rien sinon des gens.


 


La chanson “3yan T3ban” a été écrite par trois jeunes femmes rencontrées dans un camp de réfugiés au sud du Soudan…


Je voulais leur rendre cet hommage. C’est une chanson d’amour. On les ­entend chanter au début. J’ai participé au documentaire Beats of the Antonov, réalisé par Hajooj Kuka en 2014. C’est là que je les ai rencontrées. Cette ­expérience au cœur du camp a été très forte. C’était remarquable de voir que la survie passe aussi par la culture, le langage, la musique… Le film s’attache également à montrer quel rôle la musique joue dans ces conflits, dans la préservation de l’identité. Toutes ces populations, surtout celles de la région du Nil bleu, des monts Nouba, sont rejetées, car elles ne seraient soi-disant pas “assez” soudanaises. Moi aussi je me suis toujours sentie exclue au Soudan. Je pensais que c’était une affaire personnelle. En ­réalité, ça concerne beaucoup de monde ! Un problème inventé par des personnes qui te disent et te dictent qui tu es, qui tu n’es pas…


 


Vous avez élaboré ce disque avec votre groupe au Maroc, à Assilah…


Oui, car même si j’écris les textes et les mélodies, on les arrange ensemble, c’est vraiment un travail collectif. On passe beaucoup de temps à jammer, parler, créer, se connaître… Au bord de l’Atlantique, Assilah est un endroit ­superbe ! La mer est une présence bienveillante, auprès d’elle rien de mauvais ne peut arriver. C’est ma philosophie.


 


Qu’est-ce qui vous plaît dans le quartier new-yorkais de Brooklyn, où vous vivez ?


New York est la ville des immigrés, donc je m’y sens bien. Tu peux célébrer, cultiver tes origines, sans renoncer à l’endroit où tu es, où tu vis. Mais c’est aussi une métropole qui change à la vitesse de la lumière, et comme dans beaucoup de capitales, la gentrification fait des ravages. Beaucoup ne peuvent survivre et quittent Brooklyn.


 


Comment vivez-vous l’élection du président américain Donald Trump ?


C’est une situation grotesque, tragique. Les New-Yorkais sont abasourdis par cette élection… Mais moi je n’ai pas été surprise. Trump dit haut et fort une ­réalité du pays qui s’est révélée en septembre 2001 : l’islamophobie, la restriction d’entrée des réfugiés, des immigrés… Rien de nouveau !  



MANARA, Alsarah & The Nubatones (Wonderwheel Recordings/Grounded Music), septembre 2016, 14 €.


LA SUITE DE LA SERIE MUSIQUE : CA ROCK DE TANGER A BEYROUTH


Zohra Haddouch, Toute la musique qu’elle aime


Mounir Kabbaj : « Nos salles de concert devraient ressembler à nos rues »


Ca rock de Tanger à Beyrouth


Des artistes « Tradi-tendance »


MAGAZINE JUILLET-AOUT 2017

La rédaction du Courrier de l'Atlas