« L’éducation demeure un pilier essentiel au Liban, c’est sa richesse », Nadine Labaki

 « L’éducation demeure un pilier essentiel au Liban, c’est sa richesse », Nadine Labaki

Nadine Labaki, à la cérémonie de remise des prix Lumière lors du 13ème Festival du Film Lumière à Lyon le 15 octobre 2021 à Lyon, France. PASCAL LE SEGRETAIN / GETTY IMAGES EUROPE / Getty Images via AFP

La réalisatrice et actrice Nadine Labaki incarne une institutrice dans “Liban 1982”, premier film de Oualid Mouaness. A travers le regard d’un enfant, cette œuvre autobiographique bouleversante et sensible, raconte une journée de guerre lors de l’invasion du pays par l’armée israélienne. Interview.

 

LCDL : Qu’est-ce qui vous a intéressée dans l’histoire de “Liban 1982” ?

Nadine Labaki : Pendant toute la période de la guerre au Liban, j’ai vécu le même genre de situations que celles décrites dans le film. C’était notre enfance. Très souvent, on devait fuir l’école après des bombardements. Nos parents venaient nous chercher, nos professeurs et surveillants étaient saisis de panique…

J’ai le sentiment de très bien connaître mon personnage, Yasmine, l’institutrice. Je l’ai donc composé et interprété de manière très instinctive, nourrie par mon observation. J’ai vu tant de fois mes enseignants pris par la peur, vivre ce même dilemme : ils cherchaient comment protéger les élèves et, en même temps, ils manifestaient une retenue, une dignité pour ne pas effrayer, angoisser ces derniers.

Malgré le danger, on continuait à se rendre à l’école, car c’était très important pour nous, pour nos parents, d’avoir un semblant de vie normale, de poursuivre nos études coûte que coûte. Encore aujourd’hui, dans ce pays actuellement au bord du gouffre, l’éducation demeure un pilier essentiel au Liban. C’est sa richesse.

Le film restitue avec force et détails l’atmosphère paisible de cette école, l’insouciance, les premiers émois de l’enfance, et à la fois l’angoisse, la menace tangible des bombardements…

Nous avons grandi dans la guerre pendant très longtemps. Cela nous a arrachés à notre enfance, nous sommes devenus adultes trop tôt. L’enfance ne devrait pas être confrontée à des questions aussi existentielles que la vie ou la mort.

S’inquiéter toute la journée pour ses parents qui se trouvent dans une ville ou une région dangereuse – est-ce qu’ils pourront rentrer chez eux ou pas ? –, à une époque où les téléphones portables n’existent pas, où l’on est complètement isolé, et où même les lignes de téléphone classiques ne fonctionnent pas à cause des attaques… Se demander si le chauffeur de bus de l’école va pouvoir prendre la bonne route afin de ne pas subir un bombardement…

Devoir faire face à toutes ces questions ne devrait pas constituer le quotidien des enfants. En même temps, ils veulent jouer, rigoler, tomber amoureux, vivre une vie normale, font preuve d’une imagination très fructueuse, ont une envie de croquer la vie. C’est la contradiction, mais aussi la richesse de toute une génération qui a vécu et grandi dans la guerre.

“Liban 1982” souligne la puissance, et même la nécessité de l’imagination, pour tenter de faire face à l’adversité du réel, cultiver l’espoir. Elle était un ressort pour vous aussi ?

L’imagination était surtout pour moi un moyen d’évasion, à travers des films, des récits, des chansons, des couleurs, une envie de vivre une autre vie… J’ai très tôt voulu raconter des histoires, créer un monde qui n’avait rien à voir avec notre quotidien. C’est nécessaire pour pouvoir s’en sortir.

A travers les personnages des adultes, les conflits entre les citoyens libanais de différentes confessions et de différents partis sont évoqués. A l’époque, perceviez-vous cette situation délicate et complexe ?

Lorsque j’étais enfant, je ne m’en rendais pas compte. Cela dépend beaucoup aussi de l’éducation que l’on reçoit à la maison, des angoisses des uns et des autres, de notre vécu, des perceptions… Maintenant, j’ai la connaissance et la compréhension de la situation. Plusieurs religions coexistent au Liban et essayent de dépasser leurs différences. Mais l’interférence des pays autour demeure et rend très difficile la préservation de cette unité.

En quoi ces événements de 1982 ont-ils changé la vie du pays ?

Je ne vais pas rentrer dans une discussion politique, mais ils ont évidemment bouleversé beaucoup de choses. On en paye les conséquences encore aujourd’hui.

Oualid Mouaness dédie ce film aux Libanais résilients. Vous partagez cette vision ?

Je préfère le mot “résistance” à “résilience”. Nous avons toujours réussi à survivre, par tous les moyens possibles. Mais il faut arrêter d’être résilients, et être plutôt des résistants. On ne peut plus continuer à s’adapter sans cesse aux mêmes injustices.

Le Liban traverse actuellement des crises profondes – sociale, politique, économique. Quelles urgences sont à prioriser d’après vous ?

Il y en a beaucoup. La moitié de la population libanaise vit en dessous du seuil de pauvreté. Des stratégies doivent être mises en place pour sortir de la crise économique. Il faut aussi se débarrasser de toute la classe politique présente, ceci afin d’avoir, aux prochaines élections législatives, des personnalités qui portent une vraie vision pour le pays.

Autre impératif : élucider le drame du 4 août 2020 (la double explosion, dans le port de Beyrouth, de centaines de tonnes de nitrate d’ammonium entreposées sans précaution, qui a fait plus de 200 morts, 6 500 blessés et détruit des quartiers entiers, ndlr). Comment et pourquoi cela s’est produit ? Quels sont les coupables qui devront rendre des comptes devant la justice ? Ce sera un tournant dans notre histoire quand nous en aurons connaissance.

En 2018, votre dernière réalisation, “Capharnaüm”, histoire d’un enfant syrien réfugié à Beyrouth, remportait le Prix du jury au festival de Cannes. Lors de votre discours, vous aviez salué votre pays, qui a accueilli en 2017 le plus grand nombre de personnes migrantes dans le monde, en rapport de sa population. Vous semblez très fière de votre pays…

C’est vrai. Malgré l’état de notre pays, au bord du gouffre, on parvient à accueillir 1,5 million de réfugiés, probablement davantage. C’est une grande force. Cela en dit beaucoup sur le peuple libanais. Malheureusement, à cause de toutes les difficultés actuelles, la situation des réfugiés et des travailleurs migrants ne fait qu’empirer.

Vous croyez au pouvoir du cinéma pour impulser un changement dans une société ?

Oui, profondément. J’ai conscience du pouvoir de l’art, de ses missions, du rôle qu’il peut jouer dans les changements radicaux des systèmes, dans l’initiative d’un mouvement révolutionnaire. Je me sens ainsi responsable de chacune de mes créations, et je ne peux que faire un art engagé.

 

Propos recueillis par Astrid Krivian

 

La rédaction