Sondage : La Tunisie, terre de paradoxes politico-religieux

Il est communément admis qu’à partir d’un échantillon de 1.000 individus, un sondage donné devient généralement significatif et crédible dans l’établissement de statistiques permettant de dégager des tendances sociales et politiques. 1.000, c’est exactement le nombre de tunisiens et de tunisiennes interrogés dans le cadre d’une enquête d’opinion menée par SIGMA Conseil (bureau d’études de marché opérant dans tous les pays d’Afrique du Nord), en adoptant des quotas géographiques, d’âge, de sexe et de milieu social. Une enquête très attendue dans le contexte de la récente libération de la parole dans le pays, fraîchement publiée après une présentation fin mai 2011 par Hassen Zargouni (DG), lors d’une série de conférences organisées par l’association Nour sur le thème Place de la religion dans la constitution en Tunisie, et à l’initiative du Front national contre l’extrémisme en Tunisie.

Une conception atypique de la laïcité

« Tunisie : Terre de paradoxes » titrait déjà le politologue Antoine Sfeir dès 2006 dans un ouvrage finalement visionnaire au vu de certains résultats…

En effet, 70% des tunisiens pensent que les législations du futur gouvernement devraient s’appuyer sur les choix de la population (et donc découler d’un droit d’inspiration civile) pour certains thèmes, et de la Chariâa pour d’autres. Mais par ailleurs, 87% des tunisiens considèrent que les pratiques religieuses revêtent un caractère privé et ne sauraient, en aucun cas, être imposées.

Or, comment ne pas interpréter le fait pour une législation de s’appuyer sur un texte sacré comme une enfreinte de principe à la liberté de culte et la laïcité ? Voilà un mystère, du moins une épineuse équation, que ces chiffres soulèvent immanquablement sans résoudre.

Plus loin, on apprend également que si les personnes interrogées sont majoritairement opposées à la polygamie (75,1%), contre 24,9% qui sont y favorables (16,7% des femmes et 32,3% des hommes), les avis demeurent plus partagés, à parts quasi égales, concernant le leadership féminin aux postes de haute responsabilité, puisque seulement 46% des sondés affirment ne voir aucun inconvénient à ce qu’une femme soit chef de gouvernement, contre 54% qui sont d’un avis contraire.

Détail intéressant, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas dans les classes populaires que l’on trouve le plus d’opinions favorables au retour de la polygamie (22,4%), mais dans les classes les plus aisées (31,4%). Ce qui tend à démontrer qu’il existe bien un conservatisme social et religieux dans les sphères bourgeoises, même si Ennahdha séduit davantage chez les couches populaires (37% d’intentions de vote).

Féminisme et lutte pour l’égalité des sexes ont donc clairement encore du chemin et du travail de sensibilisation à faire, dans un pays qui a pourtant la réputation d’être à l’avant-garde en matière de droits de la femme dans la région.

Un profond ancrage régional

Enfin, troisième paradoxe de taille, les tunisiens sont une écrasante majorité de près de 93% à vouloir « renforcer l’appartenance de la Tunisie au monde arabo-musulman ». Étonnant culte de l’identité là où, pourtant, c’est bien la Tunisie qui la première initia le Printemps arabe, sur fond d’idéaux universels de dignité et de liberté des peuples, sachant que les peuples arabes étaient jusque-là gouvernés exclusivement par des dictatures, qu’elles soient religieuses, militaires ou du parti unique, transcendant ainsi les identités, identités meurtrières comme dirait l’écrivain Amin Maalouf.

Dans ces conditions, est-ce le moment pour la Tunisie de se tourner, au lendemain de sa révolution, vers les très peu démocratiques Proche et Moyen-Orient ? Ou est-ce plutôt à ces pays de suivre, comme elles commencent d’ailleurs à le faire dans leurs révoltes respectives, l’exemple moderniste tunisien, davantage tourné vers des idéaux que vers une identité ? Une identité dont l’Histoire a montré que les dictateurs ont trop souvent su instrumentaliser pour garder indéfiniment le pouvoir sur fond de crispations souverainistes.

S.S.

 

Seif Soudani