Point de vue – Esprit universel es-tu là ?

 Point de vue – Esprit universel es-tu là ?

ALFRED PASIEKA / SCIENCE PHOTO LIB / APA / Science Photo Library via AFP

Les peuples arabes et une bonne partie de leurs élites ne sont pas toujours portés vers l’universel. L’identitarisme et la singularité arabo-musulmane brouillent souvent leur jugement, en politique comme ailleurs, comme le montrent encore leurs positions dans la guerre russo-ukrainienne.

 

Un esprit universel ne dira pas que l’Ukraine ou les Européens ont tort face à Poutine, ou que celui-ci n’était pas un agresseur, au prétexte qu’il est en droit de défendre ses frontières et ses zones d’influence. Les pays voisins de la Russie, un Etat continental toujours tenté par l’agrandissement au détriment de ses voisins, ne l’ont ni agressé ni violé ses droits de quelque manière que ce soit. Il y a juste une lutte d’influence de type stratégique entre la Russie et l’Otan gérable par la négociation politique, et l’Ukraine a choisi, en tant qu’Etat souverain, de se rapprocher des pays libres et non autocratiques. Un esprit universel ne dira pas encore que les Occidentaux sont mal placés pour défendre la cause ukrainienne contre l’agression russe, parce qu’ils ont déjà dans le passé avalisé l’occupation et l’agression de la Palestine par Israël ; parce que les Américains ont agressé l’Irak, lui-même agresseur, sous prétexte de rétablir la démocratie et d’éliminer les armes de destruction massive, en violant le droit international et l’article VII de la charte des NU ; parce que les grandes puissances européennes étaient elles-mêmes des puissances colonisatrices, qui ont agressé dans le passé d’autres peuples et dénigré leur droit à disposer d’eux-mêmes, et la liste est longue.

 

Un esprit universel dira plutôt que, là où il y a agression illégale ou annexion d’un État souverain par un autre, il faudrait qu’il y ait condamnation de tels actes, quel que soit le pays agresseur ou le pays agressé. L’esprit universel ne connaît pas la politique des deux poids et deux mesures des sophistes, des Occidentaux comme des peuples victimes, arabes ou autres. Ce n’est pas parce il y a eu agression des peuples Arabes par des puissances occidentales dans le passé que la Russie de Poutine n’est pas, comme le pense une bonne partie de l’opinion arabe, l’agresseur réel et unilatéral de l’Ukraine. Que l’Occident soit emporté lui-même par un raz-de-marée anti-Poutine, ou que la propagande semble l’emporter des deux côtés de la barrière, surtout du côté de l’autocratie russe, mais moins excusable du côté de l’Occident libre, notamment dans une guerre, où l’opinion elle-même, comme l’information en général, se transfigurent en forces  guerrières faisant obstacle à toute d’analyse objective, n’empêche pas de considérer indéfendable le bellicisme poutinien sur le plan des valeurs. L’agresseur est bien en l’espèce la Russie de Poutine, tout comme l’agressé est bien l’état souverain de l’Ukraine, quelles que soient nos penchants idéologiques ou les prétentions des uns et des autres ou le jeu stratégique en question.

 

On le sait, les peuples arabes n’ont pas le sens de l’universel. Peut-être par instinct ; peut-être par pur anti-occidentalisme ou anti-américanisme primaire ou viscéral ; peut-être par pur orthodoxie, toujours présente dans l’imaginaire collectif ; peut-être parce qu’ils considèrent que le peuple arabe a raison sur tout, chose le dissuadant de comprendre ou d’étudier les autres peuples éloignés ; peut-être parce qu’ils considèrent que leur religion, clôturant les religions du Livre, est la plus vraie, la plus juste et la plus divine, comme les peuples juifs pensent être un peuple de dieu ou peuple d’élite. Peut-être tout cela à la fois. Mêmes les élites et les savants arabes ont tendance à ne s’intéresser qu’à leurs propres petits territoires et causes nationales ou à l’islamologie, sans tenter de comprendre les autres. Y a-t-il un spécialiste arabe sur la chrétienté ou sur la judéité ou sur les peuples asiatiques ou sur la culture noire africaine ou sur les peuples de l’Amérique Latine ou un chercheur ethnologue ou sociologue arabe qui s’est penché sur le mode de vie au Groenland ou sur les aborigènes de l’Australie ?

 

On ne trouve pas de spécialistes arabes dans divers domaines pointus ou de la culture et histoire des différents pays, non pas parce qu’il n’y a pas assez de chercheurs ou de diplômés dans différentes spécialités, mais par inclination culturelle de renfermement sur soi. A la limite, ils ne sont habitués à ne penser leurs recherches ou leur identitarisme que par rapport à l’altérité occidentale, sans tenir compte des autres peuples éloignés. Après tout, beaucoup d’Occidentaux se sont chargés de réfléchir à leur place sur la culture des différents peuples, et ils sont assez outillés pour le faire. L’Occident n’a pas de complexes pour penser l’arabité ou l’islamité même. L’Occident a l’esprit de curiosité scientifique, l’amour du risque l’inclinant à penser la totalité, l’universalité, comme cela ressort des philosophes de Lumières, des philosophes allemands ou des déclarations universelles des droits de l’homme. Leurs chercheurs sont prêts à vivre des aventures exceptionnelles et dangereuses pour apporter de nouveaux éléments scientifiques ou sociologiques ou anthropologiques utiles à l’Humanité (et pas seulement à leurs peuples). Même si l’ « universalité » occidentale est souvent traduite sous le coup de l’émotion, ou à travers des conflits politiques, par le contre-précepte des deux poids et deux mesures.

 

Pourquoi le peuple, comme l’élite arabe, ont du mal à penser objectivement les êtres et les choses, à prendre position, même à contre-courant de l’opinion commune, lorsque l’erreur commune paraît si évidente ou lorsque la « pensée » de la foule devient oppressante ? Pourquoi n’essayent-ils pas de comprendre la réalité avec toutes ses composantes, toute sa complexité et tous ses travers, en faisant l’effort de se défaire de l’identitarisme trompeur dans les analyses rationnelles ? Pourquoi les intellectuels et les commentateurs arabes sont prompts à dénoncer le monde, à jeter les torts sur les autres, au lieu de tenter de comprendre le monde et de le changer en profondeur ? Pourquoi l’esprit universel et l’objectivité font autant défaut dans les contrées arabes ? Raymond Aron disait dans sa thèse de philosophie, Introduction à la philosophie de l’histoire, que l’« Objectivité ne signifie pas impartialité, mais universalité » (Gallimard, 1981,p.9) ?

 

Cela veut dire qu’on peut défendre les choses subjectivement tout en restant dans les limites de l’universalité. L’amour de la vérité ne connait ni frontière, ni culture, ni religion. De même qu’une loi physique s’impose à tous dans l’état de nos connaissances, de même les faits politiques ne doivent pas être défigurés, politisés ou soumis aux canons culturels jusqu’à perdre de leur consistance réelle. Il faut appeler un chat un chat, comme un dictateur un dictateur, comme il faut démêler l’écheveau et analyser l’enchainement des faits pour éviter la confusion du genre. Au-delà du débat sur les raisons et les justifications politiques et morales des uns et des autres, il est un fait premier : un agresseur ne peut être qualifié d’agressé et un agressé ne peut être appelé agresseur, au risque de prendre nos penchants personnels et culturels ou nos émotions pour la véracité des faits.

 

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Hatem M'rad