Point de vue. Dictature russe, résistance ukrainienne et détermination européenne

 Point de vue. Dictature russe, résistance ukrainienne et détermination européenne

Carte d’Ukraine situant les lieux où ont été enregistrés des explosions, des frappes et des combats entre forces ukrainiennes et russes et les zones sous contrôle russe et revendiquées par les Russes, au 2 mars à 17h GMT. SIMON MALFATTO, SABRINA BLANCHARD, CLÉA PÉCULIER, KENAN AUGEARD / AFP

Les Russes et les Occidentaux ne jouent plus aux échecs, ils s’affrontent par Ukraine interposée. Guerre économique contre invasion militaire. Les dés sont jetés. Le danger réside dans la détermination de tous.

 

Le général de Gaulle disait qu’ « en politique, il faut se mettre d’accord avec nos arrière-pensées ». S’il est incontestable que Poutine est un autocrate affirmé, les occidentaux ne semblent pas avoir mis leurs visées ou arrière-pensées stratégiques en accord avec celles de Poutine. Dès la chute du mur de Berlin, la position stratégique de l’Ukraine a été jugée menaçante par la Russie, même défaitiste à ce moment, surtout par rapport à sa zone d’influence. Les Occidentaux ne peuvent à l’évidence pas affronter de front Poutine, un homme qui fait ce qu’il dit et qui est très déterminé, comme le disent tous les chefs d’Etat qui ont négocié avec lui, même s’il use fortement de mensonge, aux dires d’Angela Merkel. Il n’a en tout cas aucun mal à brandir la menace nucléaire, lorsqu’il ressent une quelconque menace, comme il l’a fait ces jours-ci. Et ce n’est pas la première fois. Les Occidentaux sont alors enclins à le prendre par des voies bifurquées, notamment en grignotant un par un ses anciens alliés. Brutalité contre ruse. Les démocraties ne sont pas belliqueuses, ne menacent pas frontalement comme les dictatures, elles rusent. Mais elles peuvent être déterminées, comme c’est encore le cas.

Ballotée entre l’ouest et l’est

L’Ukraine a été dans son histoire, non seulement ballotée entre l’est et l’ouest, mais a fait l’objet de plusieurs partitions de puissances étrangères. Elle n’a jamais été totalement indépendante ou autonome. Sa partie ouest est issue de l’empire ottoman et sa partie est, plus russophone, a été souvent intégrée à la Russie. Hetmanat cosaque, l’ancienne Ukraine, a existé entre le XVIIe siècle et le XVIIIe siècle, avant d’intégrer l’Empire russe. Pendant la Révolution russe de 1917, la République ukrainienne connaît une brève indépendance, mais finit par devenir membre de la République Socialiste  de l’Union soviétique, dans les années 1920 après son envahissement par l’armée rouge. Quand Staline déclenche sa révolution industrielle vers la fin des années 1920, l’Ukraine devient l’une des sources indispensables de son financement par ses richesses minières, métallurgiques et hydrauliques.

En 1941, l’Ukraine est envahie par les armées allemandes. A leur arrivée, les Allemands sont reçus en libérateurs par une partie de la population ukrainienne, surtout par la population de la partie de la Pologne envahie par Staline en 1939, puis intégrée à l’Ukraine. C’est la raison pour laquelle Poutine traite d’ailleurs les Ukrainiens (de l’ouest) de nazis et parle de dénazifier le régime. Même s’il veut les rattacher à la Russie et s’ils ont combattu par la suite les nazis. En 1954, Nikita Khrouchtchev qui a passé sa jeunesse en Ukraine, transfère la péninsule de Crimée à la République soviétique socialiste d’Ukraine. L’Ukraine est considérée comme un modèle des républiques soviétiques.  On note que Léonid Brejnev, le principal dirigeant de l’URSS pendant 18 ans entre 1964 et 1982, est d’origine ukrainienne.

C’est seulement vers 1989 que la libéralisation du régime soviétique va permettre aux Ukrainiens de s’organiser pour défendre leurs droits à la souveraineté. Le Mouvement national ukrainien Roukh est alors créé. Sous l’influence des députés démocrates, le Parlement ukrainien adopte, le 16 juillet 1990, la Déclaration sur la souveraineté politique de la République d’Ukraine. C’est le premier pas vers l’indépendance complète de l’Ukraine. Celle-ci est proclamée le 24 août 1991 et confirmée par le référendum du 1er décembre 1991 : 92 % des électeurs votent en faveur de l’indépendance. L’Ukraine devient une nouvelle fois indépendante.

La dislocation de l’URSS est consacrée par l’accord de Minsk du 8 décembre 1991, signé par les dirigeants russe, ukrainien et biélorusse. L’Ukraine devient l’un des membres fondateurs de la Communauté des États indépendants (CEI). Par le Mémorandum de Budapest sur les garanties de sécurité, signé le 5 décembre 1994, l’Ukraine abandonne son arsenal nucléaire en échange de la garantie par les États-Unis, le Royaume-Uni et la Russie de son intégrité territoriale. A la suite de la révolution de 2014, la Crimée est annexée par la Russie et une guerre civile éclate dans l’est du pays avec les séparatistes pro-Russes, plus russophiles, soutenus par le pouvoir russe.

Entre la Russie et l’Union européenne

La situation de l’Ukraine, coincée entre la Russie et l’Union européenne, devient difficile dès 2004 avec la Révolution orange, marquant l’opposition entre deux parties de la société, celle majoritairement pro-européenne et occidentale (surtout à l’ouest du pays) et celle russophile (surtout à l’est du pays). La difficile élection du candidat pro-européen Victor Iouchtchenko marque le début de relations tendues avec la Russie qui n’admet pas la prise de distance de l’ancienne République soviétique, traditionnellement alliée de Moscou. En 2010 le pro-russe Victor Ianoukovytch est élu président, mais le courant pro-européen et occidental maintient la pression. A la suite du refus du gouvernement de signer des accords de rapprochement avec l’Union européenne, le renforcement du mouvement Euromaïdan provoque un renversement du pouvoir. Une crise éclate entre les territoires majoritairement russophones du sud-est du pays et le nouveau pouvoir central de Kiev.

Le 11 mars 2014, la Crimée proclame son indépendance, puis à la suite d’un référendum, elle est rattachée à la fédération de Russie. Ce référendum et le rattachement qui a suivi ont été condamnés par l’Ukraine et une large part de la communauté internationale. L’Assemblée générale de l’ONU a voté la résolution 68/262 sur « l’intégrité territoriale de l’Ukraine ». Une guerre civile, dite guerre du Donbass, éclate ensuite dans l’est de l’Ukraine majoritairement russophone, provoquée par le « Grand frère ».

L’élection présidentielle de 2019 porte au pouvoir l’humoriste et comédien Volodymyr Zelensky, qui recueille 73 % des voix au second tour face à un Porochenko affaibli par cinq années de guerre et de corruption. Se présentant comme un candidat antisystème, Zelensky a mené une campagne atypique axée avant tout sur les réseaux sociaux. À 41 ans, il devient le plus jeune président de l’histoire de l’Ukraine. Il provoque aussitôt des élections législatives anticipées, à l’issue desquelles son parti obtient la majorité absolue des sièges. Son discours est centré sur la dénonciation des « élites » et la lutte contre la corruption. Il promet notamment la suppression de l’immunité parlementaire, la mise en place d’une procédure de destitution du chef de l’État en cas de faute grave et la consultation régulière de la population avec des référendums. Il prône un cessez-le-feu dans le Donbass et l’organisation d’un référendum sur l’intégration de l’Ukraine à l’OTAN, tout en posant une candidature d’adhésion à l’UE, qui a profité ces jours-ci pour en accélérer la procédure.

La crise prend une nouvelle dimension le 24 février 2022, lorsque l’Ukraine est envahie par les forces armées russes sur ordre de Vladimir Poutine. Un Poutine gêné à la fois par le jeune président iconoclaste, démocrate, anti-corruption, rebelle, sans complaisance. Qui plus est antirusse, et se rapprochant dangereusement des Occidentaux et de l’Europe. Tout ce que Poutine déteste en somme, lui qui est habitué aux serments d’allégeance des présidents voisins fantoches et dociles. Du coup, Poutine crie à l’encerclement de la Russie. Il ne faut pas oublier que si la Russie est le plus grand pays du monde, elle a peu de débouchés territoriaux.

Poutine, dictateur et agresseur

Poutine est un dictateur, son peuple qui le craint, le supporte en silence et rêve de liberté. Beaucoup de Russes anti-guerres et courageux le montrent et le manifestent. Un dictateur est par essence belliqueux. En général, le dictateur est agresseur et l’agresseur est dictateur. Agression qui sera suivie sans doute de purge et de coup d’Etat si le plan d’invasion réussit. Un dictateur, en quête de légitimité dans des guerres à l’extérieur, pense d’abord géopolitique et stratégie, alors que l’Occident démocratique et libéral, pense d’abord économie et commerce, donc à la paix. Il ne faut pas non plus oublier que si la Russie n’est plus officiellement communiste, politiquement, elle est encore marquée par la culture communiste, notamment chez beaucoup de dirigeants. Le communisme n’est plus une idéologie ou un dogme, mais un état d’esprit. L’esprit communiste fait cause commune avec la grandeur soviétique du passé, dont Poutine est l’héritier.

Poutine avait 40 ans lors de la chute de l’empire soviétique. Il a été formé dans ce système, c’est là où il a appris à commander et à faire partie de l’élite. Il a jusque-là réussi à être rationnel, froid et calculateur. Maintenant, il sort de la rationalité, il s’isole et se terre dans un bunker. A la limite, dictateur ou pas, est-ce vraiment la question ? Il est autocrate certes, mais la question qui se pose est de savoir pourquoi il revient précisément maintenant aux méthodes de la guerre froide? Par quel mécanisme politique ou psychique ? Est-il malade ? Est-il devenu impatient tout d’un coup ? Le va-t-en-guerre Bernard Henry-Levy a le culot de le prendre pour un « psychopathe ». En tout cas, si Poutine croit que ce serait comme Prague 68, une affaire de deux ou trois jours, il risque de s’enliser et de voir se renforcer la résistance ukrainienne, un peuple connu pour sa bravoure. Les Ukrainiens (de l’ouest surtout) ont beaucoup de ressentiment contre les Russes, même si beaucoup de choses les rapprochent (mariages mixtes, usage de la langue russe, soldats russes d’origine ukrainienne). Une guérilla risque de prendre la suite de la guerre. Guerre qui a des chances de faire tomber Poutine, au regard de la résistance courageuse ukrainienne et de la fermeté occidentale et européenne. Les populations russes sont désemparées. Elles ne comprennent pas le but de cette guerre, qui n’est pas légitime à leurs yeux. Elles se sentent très proches des Ukrainiens. Certains soldats russes ont des racines en Ukraine et ne veulent pas tirer sur leurs « frères ».

L’entrée de l’Ukraine à l’OTAN est difficilement concevable dans l’état des rapports de force actuels. Même sa candidature à l’UE est problématique, parce que certains Etats membres de l’UE sont aussi membres de l’OTAN, voire sont des puissances nucléaires, comme la France. Si une telle entrée à l’OTAN avait pu avoir des chances de se réaliser, c’était à la limite après la chute du mur de Berlin, lorsque la Russie était en déclin, où à la limite lors des premières adhésions de la Pologne, Roumanie, Hongrie en 1994. Et encore, cela n’est pas évident au vu de l’attachement historique russe à l’Ukraine et de la position géopolitique de ce pays.

La Russie encerclée ?

« La Russie encerclée », est-ce possible ? Est-ce de la propagande russe ? Ceux qui défendent le manque d’objectivité de l’information en Occident et le tapage médiatique des Occidentaux contre Poutine ne doivent pas oublier la propagande inverse de l’autocrate Poutine, plus réelle, plus impitoyable. En Occident on peut avoir plusieurs avis, l’avis contraire est interdit en Russie en temps normal comme en temps de guerre.

Un peuple qui est attaqué, envahi et qui subit une guerre, parce qu’il veut vivre comme il l’entend, choisir les alliés qu’il préfère, le camp et le mode de vie qui lui conviennent est inadmissible. Il n’a, après tout, choisi ni ses voisins ni les zones d’influence des autres. Il a le droit à l’autodétermination de fait, même s’il a été autodéterminé de droit à deux reprises, pendant la révolution russe et après l’éclatement de l’URSS. Il est supposé libre de définir sa politique. Par ailleurs, les Occidentaux ne manquent pas d’arrière-pensées contre la Russie en le vidant toujours davantage de ses bases. Poutine l’a dit ces jours-ci : l’Occident et l’OTAN veulent poursuivre l’endiguement de la Russie, comme durant la guerre froide. Ce qui n’est pas faux sur le plan stratégique. Il s’estime alors en droit de se protéger.

A vrai dire, les Occidentaux ne se font pas aujourd’hui beaucoup d’illusions sur l’invasion de l’Ukraine. Ils ont décidé d’aider ce dernier en armes juste pour que l’invasion ne se transforme pas en occupation. Poutine est peut-être surpris par la détermination de la réaction ferme de l’Europe et de l’Union européenne au moment même où les Américains se tiennent à l’écart (pour éviter une confrontation directe périlleuse), préférant aider juste par l’information et la surveillance satellitaire. Mieux encore, Poutine a réussi à unir politiquement et stratégiquement l’UE. Cette crise va peut-être contribuer à précipiter l’adoption du système de défense européenne, projet que Macron veut reprendre. Projet qui s’impose aujourd’hui, même s’il a été pensé dans les années 1950 avec la Communauté Européenne de Défense, non ratifiée par le parlement français. L’Europe a montré depuis l’invasion de l’Ukraine une unité spectaculaire. La réaction sous forme de sanctions économiques des démocraties occidentales l’atteste. En une semaine, l’Europe a subi une révolution, elle est devenue un système de défense de fait, sans faire la guerre militaire, mais juste la « guerre économique ». L’UE s’est même hâtée d’accepter la candidature de l’Ukraine à l’UE, alors que cette procédure prend en général une dizaine d’années, passant par plusieurs étapes complexes.

Le malentendu n’en continue pas moins entre l’Ukraine et la Russie, les premiers concernés directement. L’historienne Hélène Carrère d’Encausse, une des meilleures spécialistes de l’histoire de la Russie, l’a bien relevé il y a quelques jours : « pour les Russes, l’Ukraine c’est la Russie, mais pour les Ukrainiens, l’Ukraine n’est pas la Russie. Ce n’est pas parce qu’ils sont russophones que les Ukrainiens ne résisteront pas et ne défendront pas avec détermination leurs pays ». Un malentendu qui peut être lourd de conséquences tragiques, si on l’ajoute à la détermination politique de l’Europe.

 

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Hatem M'rad