Point de vue – Ukraine. Couper la poire en deux ?

 Point de vue – Ukraine. Couper la poire en deux ?

Macron : Ludovic MARIN / AFP / POOL – Poutine et Zelensky : JACK GUEZ, Sergei SUPINSKY, Sergei GUNEYEV / AFP / SPUTNIK

La guerre en Ukraine est d’une grande complexité pour toutes les parties présentes sur le terrain ou sur le canal diplomatique. On ne sortira pas de cette guerre sans compromis difficile, si du moins on cherche à préserver la paix mondiale.

 

Les négociations des Européens avec Poutine ne semblent pas à ce jour porter leurs fruits, loin s’en faut, de l’aveu même de Macron, principal négociateur au nom de l’Europe, dépité de son interlocuteur. Poutine ne veut pas entendre raison, son « cynisme » va loin. C’est ce qui ressort du dernier entretien entre Macron et Poutine. Ce dernier lui a avoué à que « nous atteindrons nos objectifs par les négociations ou par la guerre ». Poutine est mi-roublard, mi-rationnel. L’Ukraine, elle, est dans une guerre existentielle, elle ne semble pas en tout cas accepter les revendications de Poutine, comme le montrent la résistance du président Zelensky et la bravoure des Ukrainiens qui ont choisi de défendre leur pays quoi qu’il en coûte. C’est pourquoi Poutine a besoin d’une victoire rapide pour pouvoir négocier confortablement et imposer ses « demandes », d’autant plus qu’il est l’instigateur de la guerre, ou pour parler crûment « l’agresseur ». L’agresseur vit de « victoires » militaires, pas de rêves chimériques. Ses cinq conditions sont bien connues.

En premier lieu, Poutine veut procéder à la « dénazification » de l’Ukraine. Il faut savoir que pendant la Deuxième Guerre mondiale, après l’invasion de l’Union soviétique par les nazis, l’Ukraine se retrouve occupée. Elle va alors voir émerger un certain nombre de courants contradictoires qui vont diviser d’ailleurs les Ukrainiens eux-mêmes. Une partie de la population va prendre le parti du pouvoir soviétique communiste et participer à la résistance ; et une autre partie de la population va prendre le parti de l’Allemagne nazie, pour des motifs variés : anticommunisme, nationalisme ukrainien, antisémitisme. A partir de là, une association va être faite chez les Russes entre nationalisme ukrainien, nazisme et crimes de masse. C’est même l’Etat ukrainien qui est devenu, pour Poutine du moins, l’Etat nazi, fasciste, qu’il faut éradiquer à tout prix. On voit que cette condition est une propagande de guerre, puisque le cadre historique de sa justification est désuet.

En second lieu, Poutine cherche à opérer la démilitarisation de l’Ukraine « menaçante » et « frontalière », et notamment procéder à son désarmement nucléaire. L’Ukraine possède quatre centrales nucléaires équipées de quinze réacteurs nucléaires opérationnels, quoique les réacteurs de Tchernobyl aient été définitivement mis à l’arrêt après la catastrophe de 1986. Ce qui explique le bombardement « prudent » d’une des centrales nucléaires d’il y a quelques jours. Un signal.

En troisième lieu, et en conséquence de la démilitarisation de l’Ukraine, il voudrait lui imposer un statut neutre, un peu comme la Suisse ou la Yougoslavie, pour être certain qu’elle ne puisse rejoindre ni l’Otan, ni même l’Union européenne. Dans ce cas, même s’il est gêné en tant qu’autocrate par la démocratie de l’Ukraine, ce dernier pays ne serait plus menaçant pour la Russie impérialiste.

En quatrième lieu, il réclame la reconnaissance de la Crimée, sans doute pour que la Russie puisse avoir des débouchés supplémentaires et établir un corridor terrestre vers la Crimée.

En dernier lieu, Poutine veut obtenir l’indépendance de Louhansk et Donetsk, les deux provinces séparatistes pro-russes, dans la région frontalière est du Donbass (elles ont proclamé leur indépendance et ont été reconnues par la Russie). Les accords de Minsk de 2014 ont d’ailleurs garanti une forme d’autonomie aux territoires autoproclamés de Louhansk et de Donetsk. Le Donbass, ou plutôt la guerre du Donbass, où les combats se poursuivent depuis 2014, est le berceau du conflit, démontrant ainsi la hantise de Poutine d’une frontière directe avec l’Otan et avec l’Occident démocratique.

Cette guerre n’exclut rien. Tous les scénarios sont possibles : guerre courte, guerre longue, guerre européenne débordant les frontières ukrainiennes, solution diplomatique, chute du président Zelensky, comme l’évincement de Poutine du pouvoir par les Russes (« Nous sommes prêts à tout résultat », a dit Poutine).

Il est vrai que Russes et Ukrainiens, tout comme les Occidentaux, ont commencé à négocier sous les bombardements russes. Les ponts diplomatiques avec Poutine ne sont pas totalement coupés. Poutine a dit qu’il ne commencera à négocier que si on accepte ses conditions. Tout négociateur dit cela. Ce n’est pas un rejet de négociation, mais une attitude de négociation, une stratégie de dialogue. Les Ukrainiens et les Européens peuvent aussi répondre la même chose. Ils pourront répliquer que la négociation suppose un climat de confiance, le retrait des bombardements, la protection des civils et des réfugiés, comme le lui a demandé d’ailleurs le président français. Il est vrai également que Poutine est pour l’instant le maître à bord, en attendant l’effet des sanctions économiques et pratiques occidentales (sérieuses). Il a la force du terrain, que n’ont ni les Ukrainiens ni les Européens. Ce qui veut dire qu’il a la capacité de peser dans les négociations avec les uns et les autres, du moins en principe.

Cela dit, chercher à s’émouvoir, comme le fait l’opinion, les classes politiques, les élites et surtout les médias en Occident a peu d’incidence face à un dictateur nationaliste, résolu, qui se croit entouré d’ennemis libéraux. Il ne sert à rien de présenter la guerre comme une opposition de régimes et de valeurs, comme dans la guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte, pour lesquelles la victoire de l’une sur l’autre signifiait la domination de la démocratie ou de l’oligarchie militaire sur le monde grec. Dans le cas d’espèce, limiter l’opposition entre démocratie et dictature est peu porteur, et même dangereux, surtout entre un Etat continental (Russie) et un continent (Europe).

La défense des valeurs démocratiques susciteront l’enthousiasme des seuls occidentaux et de plusieurs Russes de l’intérieur rêvant de démocratie. Le terrain est autre chose. Peu d’occidentaux parlent le langage du réalisme, du compromis, de la complexité historique de certaines questions. Beaucoup font du militantisme droit-de-l’hommiste dans un conflit stratégique où la géopolitique prime tout. Eux aussi semblent autistes quand ils ne prennent aucunement en compte certaines revendications de Poutine, par pur réflexe démocratique. Que Poutine soit dictateur, c’est certain. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’a aucune prétention légitime à faire valoir. Le monde politique est ainsi fait. Chacun adore son propre Dieu, comme le disait Max Weber. Ne rêvons pas de fusion de l’Humanité, surtout pas dans l’état de nature international. On a peu entendu la voix de la raison, chez les intellectuels et les hommes politiques, à l’exception de quelques-uns en France, comme Luc Ferry ou Edgar Morin ou anciens diplomates comme Hubert Védrine. L’Europe, l’Otan, l’Union européenne ont elles aussi provoqué à leur manière Poutine, alors même qu’il était dans un passé pas lointain désireux de se rapprocher de l’Europe. L’Europe a contribué à le rigidifier, en le poussant à ses derniers retranchements, voire en l’isolant, en lui « subtilisant » progressivement ses zones d’influence, ou en se précipitant de faire entrer à l’Otan et à l’Union européenne les anciens pays de l’Est désoviétisés. Il est inconcevable politiquement et stratégiquement de penser qu’on pourrait trouver un accord ou faire la paix avec Poutine tout en acceptant que celui-ci puisse être lésé de quelque manière que ce soit sur ce qu’il considère comme essentiel.

Oui, on peut concevoir maintenant que le statut de l’Ukraine soit neutre pour le bien non seulement de l’Ukraine, de la Russie et de l’Europe, mais surtout de la paix. Oui, on peut penser à l’indépendance officielle de la Crimée, qui ne sera pas une question existentielle pour l’Ukraine et pour les Européens. Oui, on peut négocier une Ukraine neutre, mais démocratique (un compromis). La Suisse l’a fait. D’ailleurs, dans un entretien à la chaîne américaine ABC ce lundi (7 mars), le président Zelensky s’est dit pour la première fois prêt à un « dialogue » avec la Russie sur le statut de la Crimée (sans parler de reconnaissance) et sur les territoires séparatistes du Donbass. Preuve que la guerre n’est pas insurmontable et que la paix vaut le détour.

L’Europe et l’Ukraine ont-t-elles d’autre meilleur choix dans l’état présent de la quasi-annexion de l’Ukraine que de chercher à couper la poire en deux, ou du moins à essayer de le faire pour sauver la paix et éviter une guerre mondiale ? Toutes les guerres ont eu des issues douloureuses, tous les peuples et belligérants ont dû sacrifier quelque chose pour obtenir plus : leur droit à la vie et à l’existence. L’Allemagne en sait quelque chose.

 

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Hatem M'rad