France – L’écume révolutionnaire, de mai 68 aux Gilets jaunes

 France – L’écume révolutionnaire, de mai 68 aux Gilets jaunes

Crédit photo du bas : Marie Magnin / Hans Lucas / AFP


Le mouvement des Gilets jaunes nous rappelle le mouvement de mai 68. Le même désaveu de la représentation politique, le même besoin de démocratie directe, la même tentation de refaire la France, le même schisme du pays. Même s’il y a des variantes ici et là, la Révolution demeure une instance en veille.


De mai 68 aux Gilets jaunes, la France reste une et changeante. Le pays a déjà fait sa grande Révolution, mais il aime en faire d’autres plus petites de temps à autre. Remémorer la nation fondatrice, sortir de la routine bureaucratique et technocratique, réhabiliter la « fête » révolutionnaire, défalquée de sa violence originaire. La démocratie doit s’y résoudre. De mai 68 aux Gilets jaunes, les ressemblances l’emportent sur les disparités, le souffle est inaltérable.


On se souvient, les événements de mai 68 ont commencé par une histoire d’accès aux chambres de fille. Dans la résidence universitaire, à l’intérieur de la faculté de Nanterre, les garçons n’étaient pas autorisés à se rendre dans le bâtiment des filles et inversement. Le fait initial, aussi circonscrit soit-il, s’est transfiguré de proche en proche en une contestation générale, voire en une révolution. A son tour, le mouvement des Gilets jaunes a commencé par une demande fiscale spécifique, touchant la taxe carbone, pénalisant les habitants loin des villes, et a fini par des demandes multiples et des revendications totales : politiques, économiques, fiscales, environnementales et sociales. Un effet de contagion en chaîne. Le peuple somme même le gouvernement de rebâtir la démocratie et de refaire le contrat politique.


On le sait, ce processus agite la France épisodiquement depuis 1789. La modernité industrielle française aime se faire de temps en temps une « pause »d’instabilité ou un moment de fureur intense, pour payer le prix d’une certaine fragilité de l’ordre moderne, d’une stabilité institutionnelle ou d’un confort démocratique. Mais un peuple de révolution fait-il des pauses, notamment lorsqu’il est idéologiquement divisé ? Le réformisme même se confond en France avec la Révolution. « La France fait de temps en temps une révolution, jamais de réformes », disait Raymond Aron. A quoi le Général de Gaulle répliquait aussitôt, « la France ne fait jamais de réformes que dans la foulée d’une révolution ». Comme si la France erre encore depuis le XXe siècle entre les réformes révolutionnaires et les révolutions sans révolutions d’une société moderne, démocratique et pacifiée. La tendance française au délire verbal, aux slogans révolutionnaires et joutes intellectuelles, aux violences et barricades de rue sans mort d’hommes, n’a d’égal que l’inclination du pays, historiquement sur-politisé, à se satisfaire de temps à autre de la disparition de l’Etat ou de l’effondrement du gouvernement en place. Un peuple de révolution se délecte de voir le pays sans discipline, sans dirigeants, sans hiérarchie. Il aime supprimer les clivages entre citoyens et pouvoir, entre hiérarchie et masses, entre patrons et ouvriers. Les dirigeants deviennent du coup des dirigés et les dirigés des leaders.


L’état de nature momentané ravit le peuple et lui donne la sensation que c’est lui qui commande et qui fait les révolutions. Il ravissait même en 68 les intellectuels, surtout de gauche, qui, craignant l’impopularité, sacrifiant aux idées à la mode, n’ont pas manqué de flatter la fougue juvénile, contrairement aux intellectuels d’aujourd’hui, qui ne semblent pas apprécier le style de revendication des Gilets jaunes, la portée politique du mouvement, même s’ils reconnaissent la légitimité des demandes à caractère économique et social.


Les révolutions françaises montrent encore, comme beaucoup de révolutions, la vulnérabilité des corps intermédiaires. En mai 68, les partis français se trouvaient déboussolés par la soudaineté d’une contestation incontrôlable et non structurée. Le parti communiste était plus ou moins dans une position attentiste. Les gaullistes au gouvernement étaient inquiets. L’espace était rempli par le PSU, les groupuscules révolutionnaires, trotskystes et maoïstes. En 1968, une chute probable de De Gaulle pouvait laisser place à un gouvernement dirigé par Mendés-France et par la gauche où les communistes pouvaient jouer un rôle important. Dans les évènements actuels des Gilets jaunes, les partis se trouvent aussi bousculés que dessaisis. Les partis d’opposition reconnaissent la légitimité des revendications, même si La France insoumise et les Socialistes ne sont pas sur la même longueur d’onde. Beaucoup de dirigeants politiques modérés, de droite et de gauche, s’inquiètent toutefois de l’état anarchique de la France, mais sont dépassés par les événements. La droite classique et la gauche ont été laminés aux dernières élections par Macron et son parti, ils ont encore du mal à se reconstruire et à retrouver leur électorat. L’extrême droite en profite pour faire de la casse.


Pas seulement les partis. En mai 68, les syndicats ouvriers ne voulaient pas prendre fait et cause pour les étudiants. Les syndicats sont souvent conservateurs. Ils sont revendicateurs et non révolutionnaires, ce qui n’est pas la même chose. Ils n’envisageaient ni le renversement violent du gouvernement démocratiquement élu, ni la destruction du système de production. Ce serait fatal pour eux. Mais comme seuls 20% des ouvriers français étaient à ce moment-là syndiqués, le syndicalisme français a pu paraître comme un syndicalisme minoritaire. Or ce sont les ouvriers non syndiqués qui ont rejoint spontanément les étudiants contestataires de mai 68. Ils n’étaient justement pas structurés par les corps intermédiaires. Aujourd’hui encore, les syndicats n’ont pas encore vu venir la colère de l’opinion et la montée en puissance du mouvement des Gilets jaunes. Un communiqué commun est signé par sept syndicats sur huit le 6 décembre dernier a tendu la main au gouvernement, en « dénonçant les formes de violence dans l’expression des revendications » et en appelant le gouvernement à engager le dialogue. Craignant la manipulation par l’extrême droite, les syndicats observent le mouvement de loin, même si quelques syndicalistes de la base ont accompagné le mouvement avec prudence.


Tout cela indique l’étonnante faiblesse chronique des corps intermédiaires en France, qui tient en partie à la non syndicalisation de la masse des travailleurs, d’hier à aujourd’hui, à la professionnalisation élitiste des partis, voire au discrédit de la classe politique. C’est comme si les français n’avaient pas l’habitude de coopérer entre eux en dehors de la hiérarchie bureaucratico-technocratique. Or si les corps intermédiaires se trouvent en faillite dans un Etat de droit, institutionnalisé, c’est qu’en France, on ne dialogue pas assez, en dépit du bavardage médiatique. On ne se parle pas, on ne se reconnaît donc pas. On ne reconnaît plus les intérêts, les droits, la légitimité des uns et des autres, et le fossé entre les classes sociales s’approfondit, puisque les petits salariés n’arrivent plus à joindre les deux bouts.


On ajoutera pour terminer la comparaison, que la personnalité du pouvoir y est aussi pour quelque chose. Un anti-gaulliste serait enclin à dire que le style autoritaire du général De Gaulle hérissait les jeunes révolutionnaires romantiques de mai 68, comme un anti-macronien dira aujourd’hui que le président français est perçu en bas comme trop haut, trop hautain, trop impersonnel, trop élitiste pour une France révolutionnaire, égalitaire et fraternelle. Mais chacun de ces présidents a géré la sortie de crise à sa manière. En mai 68, les accords de Grenelle ont augmenté de 35% le SMIG, Macron, lui, a déjà décidé de l’augmentation du SMIG de 100 euros. En mai 68, c’est De Gaulle, qui, pressentant un besoin de démocratie directe chez le peuple, voulait proposer un référendum tendant à décentraliser la décision politique. Mais Pompidou a plaidé la dissolution et l’a obtenu. Le référendum aura lieu quand même en 1969. Battu, De Gaulle quitte le pouvoir. Aujourd’hui, Macron se voit au contraire imposer un processus de démocratie directe par les Gilets jaunes. Comme il vient d’être élu, il ne peut procéder à une dissolution, ni au chambardement gouvernemental, qui aurait peut-être préfiguré sa chute, ni à une autre forme de sortie de crise institutionnelle. Il propose alors une technique de gouvernance à grande échelle : un débat général dont il a fixé les pourtours dans sa « Lettre aux Français ». Une sorte de conférences de citoyens, avec et sans les élus locaux, un peu partout dans les régions, et dont on attend la suite.


 


 


 

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