Point de vue. Le pessimisme radical des Tunisiens

 Point de vue. Le pessimisme radical des Tunisiens

Illustration – Emeric Fohlen / NurPhoto / NurPhoto via AFP

Le pessimisme assombrit dans la transition l’opinion, l’attitude et les humeurs des Tunisiens, de plus en plus insatisfaits de l’état politique, de celui de leur pays, et du leur.

 

Les sondages sont constants à ce sujet. Le pessimisme postrévolutionnaire des Tunisiens est inconsolable. Les raisons multiples sont incessamment rabâchées : chaos politique, indécision des autorités, augmentation vertigineuse des prix, chômage en hausse, baisse du niveau de vie, mal-être, crise de covid, corruption insoluble, élite incapable, régime politique incohérent et vicieux, islamisme rampant, injustice, jeunes sans perspectives et livrés à eux-mêmes, discrédit des partis politiques, environnement insalubre et détestable, ordre public non assuré, démocratie incomprise, complotisme tous azimuts, réformes non entreprises. Rien qui ne ravive vraiment l’optimisme, rien qui n’alimente l’espoir.

Cela ne veut pas dire que le pessimisme était absent sous la dictature, il était seulement en berne, dans un état inconscient, prêt à se manifester à la moindre étincelle, et ce fût le cas. La joie de vivre des Tunisiens jetait un voile étanche sur leur pessimisme dont les effets sont retardés par une censure impitoyable. Seuls quelques militants et une certaine élite étaient manifestement pessimistes, conscients des méfaits concrets de la dictature. Les autres Tunisiens n’avaient pas l’occasion de manifester réellement leur colère, intériorisée par une force occulte et une censure déclarée.

Révolution et colère

La Révolution change la donne. Après leur colère contre les injustices de l’Ancien régime, les Tunisiens ont désormais l’occasion d’exprimer leurs déceptions contre l’ordre révolutionnaire ou postrévolutionnaire. Déception et pessimisme s’accroissent au jour le jour dans le baromètre de leurs opinions. Ce n’est pas un hasard si les autorités politiques et institutionnelles, isolées, travaillent aujourd’hui en vase clos. Elles n’inspirent plus confiance. Elles sont coupées des citoyens, de l’opinion. Les Tunisiens ressentent qu’ils n’ont d’emprise sur rien, même s’ils élisent librement leurs élus. Une fois au pouvoir, les élus se retournent contre la population, voire les trompent, presque comme autrefois, vivent leurs propres difficultés nourries par les défis quasi-insurmontables qu’ils rencontrent. Défis de gouvernement à la mesure de l’incompréhension ou de la méfiance de la population qui ne croit en rien, en personne.

L’opinion se retourne alors contre la démocratie et la démocratie se retourne contre l’opinion. Les citoyens ne peuvent agir sur les gouvernants et autorités, parce que les gouvernants n’ont ni la capacité ni le bâton miracle propres à résoudre les grandes difficultés ou la quasi-faillite du pays. Un cercle vicieux en même temps qu’un cercle carré. Blocage du système et incompréhension des populations. Aucun n’arrive à influer sur l’autre. Ni idéal politique (illusoire), ni pratique politique (inachevée ou bloquée), ni véritable révolution (confisquée), ni démocratie (manipulée). Les principes démocratiques s’avèrent un leurre, même au commun des mortels. Un jeune philosophe Pierre-Henri Tavoillot écrivait que le démocrate « continue de rêver le gouvernement du peuple au lieu de « réaliser » ce que son exercice suppose » (Qui doit gouverner ? Une brève histoire de l’autorité, Paris, Grasset, 2011). C’est ce qu’il appelle « l’adolescence interminable ». La philosophie politique (idéaliser la politique) est en quelque sorte confrontée à la science politique (exprimer la réalité ou la phénoménologie politique), comme le Bien qui s’oppose au Mal, notamment sous la pression des médias et des réseaux sociaux qui ressortent avec force les contradictions et les dérives de l’action politique par l’abattage incessant des réclamations, tantôt légitimes, tantôt délirantes.

Vision pessimiste du monde

Le pessimisme se situe à l’intersection de ce double phénomène (blocage politique et rejet citoyen). Il redevient cet état d’esprit de l’individu qui perçoit négativement la vie en général. De conjoncturel, épisodique ou éphémère, le pessimisme redevient permanent, il assaille la population. Il s’agit alors d’une attitude mentale de tout un peuple contaminé par le malus. Pessimisme et optimisme n’alternent plus comme dans la vie ordinaire, comme pour les moments de joie et de peine. Le pessimisme l’emporte par son omniprésence, il efface l’optimisme, désormais luxe de privilégiés. Jamais le politique n’a autant déterminé le mental d’un peuple, jamais la politique n’a autant été présente dans les esprits. Même l’indifférence politique subit les revers du politique. On entre dans « le pessimisme radical », un pessimisme proche de son sens philosophique, qui est lui plus profond, entendu non pas comme une simple disposition à voir les choses du mauvais côté, mais comme une vision négative du monde ontologiquement fondée, interprétant le mal (la souffrance, l’injustice) comme la conséquence nécessaire de l’essence du monde et de l’humanité. A la manière par exemple de Nietzsche qui fait un réquisitoire contre l’ensemble du monde moderne, contre la morale chrétienne qui glorifie les faibles et les médiocres et crée une « morale d’esclaves », ou comme Schopenhauer qui, il est vrai, contrebalance son pessimisme théorique par un optimisme pratique, ou comme Hobbes qui voit le monde comme une lutte interminable de tous contre tous. Même si les deux sens de pessimisme (philosophique d’un côté et politico-psychologique d’autre part) ne se confondent pas.

Le pessimisme tunisien aussi radicalisé soit-il, aussi permanent et insistant depuis une dizaine d’années, ne détermine pas en profondeur l’attitude des Tunisiens, réputés pour leur joie de vivre, leur douceur de vivre, leur flexibilité, du moins jusqu’à l’époque où ils étaient sujets passifs de l’histoire, avant l’effervescence de la révolution. Peut-être que cette attitude profonde a-t-elle des chances de renaître demain ?

Au fond, le pessimisme n’est pas toujours une attitude négative. Entendu comme vigilance du citoyen contre les tentations autoritaires ou l’abus de pouvoir, il est un élément positif. Tout comme il peut être une forme de lucidité politique, rompant avec l’optimisme lyrique des croyances. Le libéralisme était ainsi à l’origine d’autant plus pessimiste qu’il était une attitude critique à l’égard de l’absolutisme du pouvoir (politique, religieux ou économique), lorsqu’il contestait l’abus de pouvoir au nom du droit naturel, de l’égalité, de la liberté. Il est toujours une philosophie pessimiste sur la nature du pouvoir, des hommes au pouvoir. La séparation des pouvoirs de Montesquieu, comme les droits individuels de Locke ou de Constant, sont une marque indélébile de pessimisme vis-à-vis des hommes au pouvoir, enclins à la concentration du pouvoir.

Mais le pessimisme des hommes eux-mêmes ou de la société dans son ensemble exprime une grave pathologie politique et psychologique. Des citoyens bloqués eux-mêmes par le blocage politique ambiant, ne sont plus productifs, agissants et entreprenants, ne laissant même plus les dirigeants politiques, méfiants à leur tour des citoyens, vaquer à leurs occupations. Désolation et passivité pénètrent les esprits. On croit que tout le mal vient de l’autorité politique, que les citoyens sont des saints revendicateurs, qui ne violent jamais la loi. Le manichéisme se situe alors entre le pouvoir qui ne parvient ni à réformer ni à se réformer, et la population démunie, « pure », « juste », rebelle à la corruption, qui assiste impuissante à cette impuissance politique.

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Hatem M'rad