Point de vue. Les crimes contre la démocratie sont inexcusables

 Point de vue. Les crimes contre la démocratie sont inexcusables

Xose Bouzas / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP

Les peuples et les démocraties ont le droit de se défendre contre tous les gouvernants qui abusent de leurs droits, pour quelque prétexte que ce soit. Les théories, les constitutions et la pratique ont conçu plusieurs types de solutions.

Même si la démocratie ne procède pas seulement de l’élection majoritaire, mais aussi du respect du droit, certains dirigeants su monde, comme Trump, Erdogan, Saied, et d’autres, ont cru faire abstraction de cette équation principielle, somme toute banale dans les démocraties, et de croire que l’élection leur donne le « droit », sinon le « pouvoir » de tout faire, y compris de remettre en cause les principes fondamentaux de la démocratie, qui leur ont justement permis d’être élus. Les élections et les majorités passent pour un jeu d’enfant. L’élu de la majorité extermine les minorités, et s’inscrit dans l’éternité, aussi contesté soit-il par l’opinion. La devise antique, Vox populi Vox dei, est prise, non pas au sens symbolique, mais au pied de la lettre. Un président de type conservateur, traditionaliste et croyant n’aura pas beaucoup de mal à croire en l’équation représentant-peuple-dieu. D’où l’obstination à vouloir faire ce que bon leur semblent, à s’affranchir de la démocratie, de la constitution et des règles fondamentales, et à refuser leurs échecs ou défaites électorales, d’autant plus que ce type de présidents ne brillent pas en général par leurs aptitudes intellectuelles, loin s’en faut.

On le sait, Trump, comme tous les populistes, n’aime pas les échecs. Il n’a pas accepté de gaieté de cœur sa défaite électorale, toute démocratique qu’elle fût. Erdogan a déclaré avant sa dernière élection d’il y a quelques semaines que s’il sera battu, c’est qu’il y a eu fraude. Saied a toujours raison contre la Raison et contre tous ses détracteurs. La pénurie et la crise économique sont le fait des comploteurs islamistes. Trump a contesté l’élection de Joe Biden, qualifiée de frauduleuse, a monté ses partisans contre cette soi-disant escroquerie électorale, en les poussant à attaquer la Coupole, symbole de la démocratie américaine, et a cru bon après sa défaite d’emporter avec lui des cartons contenant des archives secrètes d’Etat. Outre qu’il est impliqué dans des affaires de mœurs et de fraude fiscale. D’où les multiples procès entamés contre lui, et qui se succèdent les uns après les autres.

Il y a bien crime contre la démocratie lorsqu’un président incite ses troupes à attaquer le parlement juste parce qu’il ne reconnaissait pas le verdict des urnes, faute sans doute grave pour un élu du peuple. Acte qui s’apparente quelque peu à un « coup d’Etat », même s’il a échoué. Il en a en tout cas l’esprit sans en avoir tout à fait la forme et les caractéristiques. D’habitude les coups d’Etat ne sont pas envisagés par les démocraties, mais rien n’exclut en pratique qu’il y ait des types édulcorés de coups d’Etat dans des démocraties en crise (Hitler, tentative de Trump, Erdogan, Maduro). Les coups d’Etat sont généralement déclenchés par des groupes se trouvant au sein de l’appareil étatique qui décident de chasser un pouvoir despotique ou par un homme déjà au pouvoir, désireux de renforcer exagérément ses pouvoirs, jugés insuffisants et de s’affranchir des lois faites par les autres. Quoique les coups d’Etat restent un phénomène rare en démocratie.

Il y a aussi crime contre la démocratie lorsqu’un homme décide de faire un coup d’Etat contre la Constitution, de lui substituer présomptueusement la sienne, de fermer le parlement élu par le peuple, de chasser juges et gouvernement, de gouverner par décret, par l’exception et par la confiscation de tous les pouvoirs de l’Etat, au prétexte de chasser des adversaires qui ne lui plaisent pas (islamistes, modernistes, bourguibistes, etc.), d’assainir un pays envahi par les corrompus et de changer un système politique défaillant (Saïed).

La question qui se pose alors pour les démocraties est de savoir ce qu’il faut faire contre un président élu qui décide de violer impunément la démocratie et d’attenter à ses valeurs, qui ne respecte plus les lois et la constitution, et qui confisque les leviers de l’Etat ?

Théories, constitutions et pratiques ont mis en forme plusieurs réponses possibles.  Locke a avancé au XVIIe siècle déjà l’idée du « droit de résistance à l’oppression illégitime ». Un principe inscrit plus tard dans la Déclaration des droits de l’Homme, puis adoubé par la constitution française de 1791 et par certaines constitutions d’aujourd’hui. Quand le peuple n’a plus de soutien dans quelque institution que ce soit, toutes désormais entre les mains d’un seul homme capricieux ; quand la loi et la constitution sont confisquées par un seul homme ; quand le contrat unissant électoralement peuple et pouvoir est déchiré et rompu par la volonté tyrannique d’un seul homme, il ne reste plus d’autre possibilité au peuple abandonné et tyrannisé qu’à se révolter contre la voracité du pouvoir. La distinction à caractère électoral entre majorité et minorité ne tient plus la route. L’homme agissant au nom de la majorité a déjà abusé de la majorité et de la minorité réunies. Ce principe de résistance à l’oppression a aussi donné justification aux révoltes et révolutions populaires. C’est le peuple qui délègue le pouvoir, c’est le peuple qui décide de le reprendre. Il n’y a plus d’« élu de dieu » qui vaille. La réalité séculière finit par reprendre ses droits.

Un président de la République démocrate, imbu de sa légitimité, des valeurs qui le portent et qui a une haute idée de ses fonctions est porté à démissionner de lui-même s’il se croit indésirable. Même des présidents africains, fait rare, l’ont fait, comme Jacob Zuma, l’ancien président de l’Afrique du Sud face à des motions de censure du parlement, les congolais Denis Sassou Nguesso et Joseph Kabila face à leurs peuples, ou Faure Gnassinbé au Togo face à la rue, même si le pluralisme de leurs pays n’est pas assez solide et enraciné. Le président peut aussi démissionner de sa propre initiative, quand il pressent sa fin politique (il n’est plus soutenu par la majorité), ou quand il considère qu’il est devenu source de blocage politique et de paralysie institutionnelle. De Gaulle a démissionné alors qu’il n’y était pas obligé à la suite d’un référendum qu’il a perdu, et qui n’a pas altéré sa légitimité présidentielle.

L’autre solution consiste à destituer le président de la République comme le prévoit la constitution. D’ailleurs, une constitution qui ne prévoit pas la procédure de destitution du président en cas d’abus de pouvoir est une constitution de laquelle il faut terriblement se méfier, parce qu’elle est potentiellement laxiste envers le risque de despotisme. C’est le cas de la constitution tunisienne de 2022, faite par un seul homme pour un seul homme. Aux Etats-Unis, la procédure d’impeachment, déclenchée plusieurs fois dans l’histoire, notamment contre Nixon, Clinton et Trump récemment, permet de destituer le président. Au Brésil, la présidente Dilma Roussef a été destituée constitutionnellement par le parlement, pour avoir manipulé les comptes publics et pour trafic d’influence. Il y a aussi des destitutions maquillées par des démissions. C’est le cas de Nixon qui a été acculée à la démission lors de l’affaire Watergate parce qu’il allait être destitué et mis en accusation par les deux chambres. Le président brésilien Fernando Collor de Mello a démissionné en fin 1992, dès que le Sénat a intenté un procès contre lui pour corruption. Ce qui veut dire qu’il y a souvent des liens et des correspondances entre destitution, procès, démission et emprisonnement.

Il y a encore en effet des présidents qui ont été condamnés à la prison ferme. Lula da Silva au Brésil a été condamné à 12 ans et 11 mois de réclusion pour corruption et blanchiment, et Sarkozy en France a été condamné en 2023 à trois ans de prison ferme (décision confirmée en appel), dont un an de prison ferme avec détention à domicile sous bracelet électronique, pour financement illégal de sa campagne électorale de 2012, corruption et trafic d’influence.

Une autre initiative, restée au stade de projet, est l’idée tunisienne avancée il y a quelques années par un groupe de juristes tunisiens et internationaux, à partir d’une idée de Moncef Marzouki, celle d’instaurer une Cour constitutionnelle internationale, qui répond au souci de préserver les droits des peuples contre les régimes dictatoriaux et les dictateurs qui s’érigent par la force. Moncef Marzouki, alors président de la République en 2012, a présenté le projet devant l’Assemblée générale des NU. Cette cour serait compétente pour juger les violations des droits et des libertés des peuples, les atteintes flagrantes à la démocratie, les abus des dictateurs. Cette idée semble encore prématurée dans le contexte mondial d’aujourd’hui. Mais elle a le mérite d’exister. Souvent une idée fictive finit par entrer progressivement dans la pratique. L’idée du droit de résistance à l’oppression illégitime de Locke était une fiction au XVIIe siècle, l’idée des cours constitutionnelles, qui ont proliféré aujourd’hui, était aussi une fiction avant que l’Autrichien Kelsen ne parvienne à l’accréditer et à la faire rentrer dans les mœurs et textes constitutionnels. Il en va de même de l’idée de la Cour pénale internationale pour juger les crimes contre l’humanité, de crime d’agression et crime de guerre, qui était une fiction avant son adoption du Statut de Rome en 1998.

Les crimes innombrables et variés contre la démocratie sont bien inexcusables, et souvent condamnés par le tribunal de l’histoire ou des peuples.

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Hatem M'rad