Point de vue. Indépendance d’esprit et engagement politique

 Point de vue. Indépendance d’esprit et engagement politique

Illustration – VICTOR de SCHWANBERG/SCIENCE PHO / VSC / Science Photo Library via AFP

L’indépendance de l’homme d’esprit et d’écriture et l’engagement politique ne sont pas incompatibles, même si chacun relève de sa sphère et ses critères propres.

Pour un homme d’opinion et d’écriture, le meilleur « parti », devrait être à l’évidence (pas toujours évidente), dans l’expression de ses opinions, celui de l’indépendance d’esprit. Même si l’esprit peut tromper l’homme autant que son comportement ou son action. L’indépendance ne signifie pas l’objectivité, mais une subjectivité, traduction d’une autonomie morale, et non assujettissement à une force supérieure, qu’elle soit métaphysique, politique ou économique. C’est dire la difficulté de la tâche, que ce soit en démocratie, où les forces occultes, financières et autres sont vivaces ou, et surtout, dans les régimes plus ou moins autoritaires. Il ne s’agit pas de renier totalement ou absolument le rôle de la partialité, des partis, et des partis pris, aliments de la démocratie, en dépit des préjugés les entourant, et qui sont aussi utiles que nécessaires à son bon fonctionnement, et surtout lorsqu’ils permettent d’obstruer la platitude des autocraties. Ce n’est pas un hasard si les autocrates tiennent pour « complotistes » ou « criminels » tous les prétendants à la liberté de l’esprit (les élites) ou à la liberté de l’action (les partis politiques)

Toutefois, il n’est pas dans la nature d’un homme d’idées ou d’un académicien ou d’un scientifique d’opiner avec un esprit partisan (dans le sens des partis) et avec une analyse partielle (dans le sens de méconnaissance globale des faits et des contraintes), ni de hurler avec les loups, ni de bénir le non bénissable, quels que soient les hommes ou les partis en question, même ceux qui peuvent avoir un moment ses faveurs. Dire ce qui lui paraît juste, pratique et efficace à tel moment, face à certaines circonstances et d’après ses propres convictions, et le dire clairement, sans ambiguïté et sans détour. Voilà ce qui me semble être  la philosophie de l’indépendance d’esprit, la philosophie de l’opinion. Indépendance même vis-à-vis de ses propres convictions philosophiques et politiques, au regard desquelles cet homme est même souvent conduit, de par la configuration particulière des événements et de la conjoncture, à être indiscipliné ou d’en prendre momentanément congé pour des considérations pragmatiques impérieuses.

L’indépendance d’esprit des hommes d’écrits, ou des chercheurs, ne doit pas exclure, loin s’en faut, l’engagement libre dans des causes en rapport avec les valeurs essentielles auxquelles ils croient. Cette indépendance n’exclut pas non plus la défense de certains acteurs politiques ou de certains partis plutôt que d’autres, toujours conformément à ces mêmes valeurs, au moment opportun, électoral ou autre. Car l’indépendance d’esprit n’est ni l’ambiguïté des positions, ni l’hésitation intellectuelle, ni son contraire, les certitudes inébranlables, ni la passivité intellectuelle, ni l’exagération de la « neutralité axiologique » (pour la recherche scientifique) dans l’appréciation de l’action politique. L’indépendance est plutôt une attitude d’esprit. Face à Hitler, à Staline, à Daech, à la tyrannie, au génocide, à la torture, au terrorisme ou à la violation des droits et libertés, à la persécution des hommes politiques et des journalistes, il n’y a pas de neutralité axiologique qui tienne, comme en sont fermement persuadés les « fanatiques » de l’objectivisme académique transposé en politique ou les experts-intellectuels des temps modernes, rebondissant à la fragmentation croissante des savoirs, aspirant à la « post-vérité »et qui ont pourtant du mal à devenir des êtres de « raison ». Comme le disait pertinemment Raymond Aron : « L’objectivité ne signifie pas l’universalité, mais l’impartialité » (Introduction à la philosophie de l’histoire, Paris, Gallimard, coll. Tel, 2e éd.,1981, p.9). L’objectivité scientifique est, elle-même, de l’ordre du vérifiable, du « falsifiable » (Karl Popper) et de la validation expérimentale. Autrement, elle ne saurait être ni objectivité ni science. Et l’idée ou l’opinion, comme le jugement politique, relèvent plutôt du plus ou moins « probable » que de l’absolument déterminable, comme l’a bien vu Max Weber. De fait, loin de la neutralité wébérienne, de nombreux politologues et spécialistes des sciences sociales assument désormais une certaine implication axiologique dans leurs travaux, même si plusieurs philosophes et hommes d’esprit prestigieux ont déjà montré le chemin dans le passé. L’homme d’esprit est aussi un citoyen responsable, homme de la Cité, en quête de vertu et de justice, dénonciateur du mal, où qu’il se trouve, comme le montrait Aristote.

Telle devrait être en tout cas, d’après nous, la charte de l’expression de la pensée, sérieuse et objective dans l’analyse théorique, mais portée à l’engagement politique (jugement) non partisan et à caractère moral, lorsque le mal pointe à l’horizon. Les ingrédients de l’indépendance d’esprit seront alors : effort de compréhension des événements politiques; engagement dans la mise en œuvre des valeurs philosophiques dans l’action politique et sociale; anti-dogmatisme idéologique et politique par humilité devant les faits ; et prise en compte des contraintes, des réalités et du champ du possible. Au fond, comme le disait Hayek, en parlant, lui, des libéraux, sont indépendants seulement ceux qui admettent que le monde obéit à des lois que nous ne maîtrisons pas, et j’ajoute, ceux qui croient que les hommes au pouvoir ne détiennent pas la vérité ou incontestablement les clefs du destin de leurs peuples.

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