Révolutions arabes: dérapages conspirationnistes de Tariq

Avant de défrayer la chronique en raison de ses récentes déclarations controversées faisant suite à la mort d’Oussama Ben Laden, Tariq Ramadan fut au cœur d’une autre polémique, passée relativement inaperçue dans les grands médias, mais qui n’échappa pas à l’attention de la blogosphère en général et la blogueuse Emma Talon en particulier qui fut la première à la révéler dans le site Mediapart.

Elle rapporte ainsi que l’intellectuel professeur d’études islamiques à l’Université d’Oxford, alors qu’il était invité le mois dernier à s’exprimer lors d’une conférence au Liban consacrée au « Rôle de l’Islam à l’heure des révolutions arabes », se livra à une passe d’armes remarquée avec le cyberactiviste Nasser Weddady qui remit sur le tapis l’épineuse question du rôle supposé des puissances occidentales dans les révolutions arabes.

La théorie n’est pas nouvelle : au lendemain de la révolution tunisienne, certains étaient forts mécontents, voire suspicieux, face aux premières occurrences dans les médias occidentaux de l’appellation « Révolution du Jasmin » pour parler de la révolution tunisienne. Appellation qui n’a pas manqué de rappeler les fameuses « révolutions colorées » ou « révolutions des fleurs », entamées par l’Ukraine et sa « révolution orange » dès 2003 et poursuivies par une Géorgie et sa « révolution des roses » perçue comme très pro occidentale,  « trop » diront les plus nostalgiques de l’époque de la Guerre Froide. Motif : du sang a coulé, et l’appellation fleurie ne rendrait pas assez compte de la violence et des morts sous les balles du régime de Ben Ali, en plus de porter selon certains anti occidentaux la signature vaguement néoconservatrice du désormais honni droit d’ingérence.

Les révolutions arabes ont-elles été initiées par les Etats-Unis ?

. Tout est parti de ce tweet de @weddady, en direct de la conférence en question.

« De fait, c’est l’expérience malheureuse qu’a pu faire Tariq Ramadan quand il expliqua, devant un parterre d’étudiants et d’universitaires réunis à l’Université américaine de Beyrouth, qu’en dépit du caractère spontané et imprévisible des révolutions égyptienne et tunisienne, « il y a des gens et des courants qui ont accompagné le processus pour essayer de le contrôler », rapporte Emma Talon.

« Cela signifiait non seulement que l’Europe et les Etats-Unis auraient essayé, dès l’éclatement des révoltes en Egypte et en Tunisie, d’influencer le cours des choses pour en tirer le meilleur profit possible, mais aussi que ces événements – bien que résultant principalement d’un ensemble de facteurs politiques et économiques endogènes – auraient été préparés en amont et supervisés de l’étranger. » poursuit-elle.

Mais revenons d’abord sur l’argumentation de Ramadan qui s’articule essentiellement autour de trois axes. Pour Tariq Ramadan, « quelque chose était clair lors des manifestations : rien contre l’Occident, rien contre Israël. Une personne de ma famille était assise place Tahrir et elle a entendu quelqu’un dire quelque chose sur Israël. On lui a dit : « tais-toi. Ce n’est pas le sujet, le sujet c’est Moubarak ». Donc il y a quelque chose qui était sous contrôle en ce qui concerne les slogans ».

Certes, respectivement les régimes de Ben Ali et de Moubarak étaient perçus par une partie de l’opinion comme des régimes alliés des Etats-Unis et dans une moindre mesure d’Israël, mais la focalisation des activistes sur les questions de politique intérieure n’est-elle pas plutôt à mettre sur le compte d’une certaine maturité politique et d’un sens aigu des priorités qui fit en sorte qu’ils évitèrent à raison les slogans populistes et surtout polémiques aux yeux des médias internationaux braqués sur la région, au profit de revendications bien plus tangibles et légitimes comme la misère, les inégalités, la corruption, le chômage, une dictature liberticide et une censure aussi objective que féroce ?

Deuxième argument : certains cyberactivistes arabes auraient été « entraînés pendant 3 ans » aux rudiments de l’agitprop par le Département d’Etat américain. « Cela veut-il dire qu’ils étaient contrôlés ? Non. (…) Je n’ai jamais dit que c’était totalement sous contrôle et sorti d’un bureau à Washington (…) Mais certains ont été entraînés. Pendant trois ans ! Le mouvement du 6 avril était très bien organisé.  Qui peut croire qu’on peut être entraîné à utiliser des outils dans le champ politique sans être connecté à une idéologie ! »

Cet argument, sans doute le plus conspirationniste de tous, jette le doute sur les rapports étroits entre Hani Ramadan et son frère Tariq, malgré les démentis de ce dernier. En effet, Hani est un agitateur régulier de ce que la blogosphère appelle la « complosphère », un réseau de sites férus de ce genre de spéculations souvent sans fondements, tel que cela est démontré notamment dans le site de démystification de ces théories : Conspiracy Watch.

Vient ensuite le volet européen : « La réaction très rapide de l’administration américaine » face aux événements en cours n’eut d’égal que le silence désemparé des européens, « une attitude très bizarre » selon l’intellectuel suisse.

Ce dernier argument est le plus faible de tous et ne résiste pas à l’épreuve des faits puisque ceux-ci montrent bien pour qui veut remonter le fil exact des évènements que tant les européens que les américains et leur ambassade à Tunis furent pris de court, celle-ci ayant gardé un silence tout aussi confus jusqu’au 15 janvier où les Etats-Unis se contentèrent de nier tout contact avec l’armée tunisienne. Il existe tout au plus une tradition de coopération entre les deux armées comme il en existe avec la plupart des armées modernes du monde mais ne dépassant pas les exercices périodiques et la coopération logistique. Quant à l’Europe, si le gouvernement français eût en effet un train de retard avec les maladresses de Michèle Alliot-Marie, d’autres puissances européennes furent au contraire promptes à condamner explicitement les dérives répressives du régime début 2011.

Quoi qu’il en soit, ces affirmations largement approximatives ont suscité étonnement et indignation de l’assistance : « je suis très surpris de votre analyse sur le rôle des organisations internationales et du Département d’Etat dans le déclenchement de ces révolutions, lança un participant. Je n’ai jamais entendu parler de programmes d’entraînement. En disant que ces révolutions ne sont pas indigènes, vous avez gâché notre joie, ici, dans le monde arabe ».

A notre connaissance, et toujours selon Nasser mauritanien d’origine, si des cyberactivistes mobilisés lors du Printemps arabe ont effectivement bénéficié de formations organisées par des structures non gouvernementales, telles que l’American Islamic Congress ou la Fondation Heinrich Böll (une ONG proche des Verts allemands œuvrant à promouvoir «la démocratie, la société civile et les droits de l’homme»), il précise cependant que cela n’a jamais émané du Département d’Etat américain.

L’intervention de Ramadan à Beyrouth en plus d’avoir montré qu’un tel discours est inaudible, à juste titre, dans le contexte actuel, révèle une certaine incohérence aux yeux de ceux qui suivent le fil de ses interventions au sujet de la région depuis quelques années. Concernant la Tunisie de Ben Ali, il affirmait à la TV française chez Taddeï devant Abdelwahab Meddeb en 2010 qu’elle était « une vaste enceinte carcérale à ciel ouvert ». Soit. Mais comment alors expliquer tant de perplexité face à la Tunisie et à l’Egypte post révolutionnaires si ce n’est par le caractère pas suffisamment identitaire et religieux de ces révolutions au goût de l’intéressé ? Révolutions dont il semble qu’elles aient pris de court Tariq Ramadan lui-même de par les valeurs éminemment libertaires et apolitiques qu’elles portent, faites de spontanéité de la révolte et d’avant-gardisme d’une jeunesse révolutionnaire ne se reconnaissant plus non plus dans le discours complotiste, confiante dans le fait qu’elle a pris son propre destin entre les mains.

Seif Soudani

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