Tunisie- A propos de la « ligne révolutionnaire »

 Tunisie- A propos de la « ligne révolutionnaire »

FETHI BELAID / AFP


Depuis l’élection de Kais Saïed, un homme indépendant, « têtu » et moraliste, à la présidence de la République, il n’est question dans le discours de son entourage et des gouvernements désignés successifs, de Habib Jomli, comme de Lyès Fakhfakh que de « ligne révolutionnaire ». Qu’en est-il ?


La Tunisie a fait une révolution il y a neuf ans au nom de la dignité (pour l’emploi, contre la corruption, contre la marginalisation régionale) et de la liberté (pour la démocratie, contre la dictature). La première partie de la révolution est celle des déshérités de l’intérieur du pays (la dignité), la deuxième partie est celle des élites citadines et urbaines (la liberté). La première est sociale et populaire dans le sens premier du terme, la deuxième est libérale dans le sens large du terme (limitation du pouvoir) et bourgeoise dans le sens sociologique du terme (classes moyennes et fonctions libérales). Cette révolution est donc, au départ du moins, non identifiable à une classe sociale, inclassable sur le plan idéologique et politique, non confiscable par un quelconque parti, pouvoir, majorité ou opposition, syndicat ou groupe de la société civile. Tous d’accord pour abattre une dictature et un régime, tous en désaccord pour construire un nouveau régime et des nouvelles valeurs.


La transition démocratique était douloureuse et confuse justement parce qu’on avait du mal à dire ce qu’est précisément une révolution, ce que doit un révolutionnaire et ce que vise une révolution. Tous les courants laïcs et islamistes se voulaient révolutionnaires, chacun avait sa propre révolution dans la proche. Chacun colorait sa révolution selon la conjoncture politique et les partenariats du jour. Morale et machiavélisme se conjuguaient. Certains voulaient à la fois la révolution et la contre-révolution. Les deux hommes qui ont pris de l’ascendant dans cette révolution étaient des non-révolutionnaires de souche: Béji Caïd Essebsi, l’homme dit du passé, était supposé être aussi révolutionnaire que Ghannouchi le chef des frérots musulmans. Ils étaient aussi révolutionnaires que Hamma Hammami, Moncef Marzouki, Néjib Chebbi, Mustapha Ben Jaâfar, Mohsen Marzouk, Habib Essid, Youssef Chahed, Yassine Brahim, Habib Khedher, Gassas et Ellouze. Aussi révolutionnaires que les élus indépendants même qui se sont succédés durant la transition. Une seule personne se reconnaît sans ambages contre-révolutionnaire :Abir Moussi, ainsi que son parti le PDL. Elle ne rate aucune occasion pour réhabiliter le benalisme et pour condamner révolution et « ligne révolutionnaire ».


Mais alors, qu’est-ce qu’on appelle « ligne révolutionnaire », l’une des expressions ou slogans les plus galvaudés de la nouvelle ère Kais Saïed ? Un slogan devenu un « principe de base » justifiant le choix de Habib Jomli par Ennahddha, le choix de Elyès  Fakhfakh par le président à la tête du gouvernement. Le programme d’action de ce dernier et le choix des membres de son gouvernement sont certainement discutés avec Kais Saïed dans la stricte obédience de cette fameuse « ligne ». Elyès Fakhfakh nous informe dans ses conférences de presse que la « ligne révolutionnaire » n’est autre que les 72% d’électeurs qui ont élu Kais Saïed au deuxième tour (pas les 18,40% et les 620 000 personnes du premier tour).Sans oublier, doit-on ajouter, l’abstention de la moitié du pays aux deux tours.


En d’autres termes, dans l’esprit de ses partisans, la « ligne révolutionnaire » est une ligne électorale, désignant à la fois la somme et la nature des électeurs qui ont voté pour Kais Saïed au second tour et les types de partis qui seraient favorables à cette ligne, qui ont appelé à voter pour Kais Saïed au même second tour. Il ne s’agit pas tout à fait d’une ligne idéologique ou politique précise. C’est plutôt une ligne confuse, « attrape-tout ». On y trouve d’un côté des laïcs de gauche, du centre et de la droite ; et d’un autre côté  des islamistes et des salafistes ; et même des indépendants. C’est aussi une sorte de ligne Maginot de fortification de guerre, destinée à éliminer du pouvoir le sulfureux Qalb Tounès dont le chef incarnait la corruption, ainsi que le PDL incarnant l’ancien régime autoritaire, que Kais Saïed ne souhaite pas avoir sous son giron « révolutionnaire ». On ne fait pas de « révolution » avec une « contre-révolution ».


Sur le plan partisan et pratique, « la ligne révolutionnaire » serait un conglomérat constitué par une ligne libérale (Tahya Tounès, Machrou, Afek, Badil, Nida), une ligne nationaliste (Echaâb), une ligne du centre gauche (Tayar), une ligne islamiste (Ennahdha) et une ligne salafiste (Al-Karama), totalisant une majorité confortable pour le vote de confiance. Mais le problème, c’est que Ennahdha a une autre lecture de la situation. Elle a certes défendu « la ligne révolutionnaire » durant les élections législatives, puis en soutenant Kais Saïed aux présidentielles, mais elle préfère actuellement qu’on parle de « gouvernement d’union nationale ». La « ligne révolutionnaire » est un gouvernement de rupture, qui risque d’être moralement sectaire par ses exclusions, et politiquement nuisible à la concorde. Elle préfère brasser large. Elle voudrait intégrer Qalb Tounès, le deuxième parti sur le plan des rapports de force (et même en coulisses le PDL). Ennahdha ne voudrait pas s’isoler dans une ligne révolutionnaire avec un président « révolutionnaire » dans le premier sens du terme (social) et non dans le deuxième sens (libéral), avec des partis laïcs de gauche et nationalistes, risquant de la marginaliser au sein de la coalition. Qalb Tounès est un parti défendant le libéralisme économique comme Tahya Tounès, avec lesquels elle pourrait composer et faire cause commune. Il est aussi caméléon qu’elle. L’adjonction de Qalb Tounès et d’autres partis laïcs au gouvernement Fakhfakh accroît sa marge de manœuvre et fortifie sa résistance dans une coalition gouvernementale élargie ou un gouvernement d’union nationale. Elle aura ainsi tout le loisir de poursuivre son pouvoir de nuisance en faisant des marchandages et en complotant, s’il le faut, contre la « ligne révolutionnaire ». Comme d’habitude, Ennahdha pense pouvoir et rapports de force. Elle n’a besoin ni d’une quelconque éthique, ni d’un gouvernement « révolutionnaire ». La seule « révolution » qui vaille pour elle, c’est celle qui lui permet de se maintenir au pouvoir, avec plusieurs cartes à la main et de ne pas être marginalisé par un amateur politique ou un indépendant au pouvoir, fut-il porteur d’un discours éthique ou « révolutionnaire ».


Pour l’instant, et en pratique, la « ligne révolutionnaire » est un rapport de force qui s’installe entre Kais Saïed et Ennahdha. Le premier voudrait réaliser son programme « révolutionnaire » par procuration, aussi illisible soit-il dans son esprit ; la seconde voudrait encore se prévaloir de sa majorité législative, en dépit de l’échec du gouvernement Jomli. Ennahdha s’appuiera dans ce bras de fer sur la nature majoritaire de son statut dans la composition du gouvernement Fakhfakh qui, sans elle, sera vraisemblablement chancelant. Avec Qalb Tounès, elle pourra peser 93 sièges au parlement (55+38) tout en pesant sur le gouvernement et sur un nouveau président iconoclaste et trouble-fête. A chacun sa « ligne révolutionnaire ».

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