Tunisie – Contestation et manipulation

 Tunisie – Contestation et manipulation

Tunisie – Affrontement entre des agents de l’ordre et des manifestants


L’histoire se répète depuis sept ans. Certes, ce sont globalement les mêmes manifestations exprimant les mêmes contestations, avec les mêmes raisons,  dans les mêmes endroits (régions marginalisées et quartiers populaires des villes). Le mal profond est toujours là, réel et palpable. On manifeste toujours pour la dignité, pour l’emploi, contre le chômage et la cherté de la vie. Mais, ces problèmes réels, vécus par les couches sociales et régions pauvres, sont aussi propices à toutes les manipulations possibles des partis protestataires et groupes « spontanés ». 


Lorsqu’un parti, comme le Front populaire, vote en faveur de la loi de finances et même l’augmentation de la TVA, puis provoque l’embrasement de la rue, il y a non seulement incohérence politique, mais aussi manipulation de populations en désarroi, des jeunes (des mineurs même), chômeurs et désespérés de la transition, qui vivent une situation sans issue. La loi de finances n’est qu’un des prétextes possibles, pour ces populations d’exprimer leur colère. Pour le Front Populaire, non seulement, il tente de retrouver une influence dans la rue qu’il n’a pu avoir au parlement, mais encore, la contestation de rue lui permet de dissimuler ses erreurs de votation de la loi de finances au Parlement, voire de s’excuser auprès de sa base.


Il va sans dire que les partis politiques au pouvoir ou le gouvernement d’alliance n’ont pu résoudre les problèmes économiques et sociaux. Le peuvent-ils ? On en doute dans la conjoncture économique et politique de la transition où les finances du pays sont quasiment à plat. Dans les premières années de la transition, la classe politique était préoccupée par les questions politiques et constitutionnelles et les choix de société. Ce qui explique le laxisme économique. La troïka, dirigée par les islamistes, était, le moins qu’on puisse dire, peu compétente en matière économique, et surtout très dépensière pour ses « martyrs ». Ennahdha avait en outre une mission providentielle à mener : l’islamisation de la société. Après les choix de société et de civilisation est venu le tour des problèmes de société, les vrais, de nature plus concrète cette fois-ci. Plusieurs gouvernements se sont succédés depuis 2011, mais les problèmes économiques et sociaux sont toujours là, même s’il y a eu des lueurs d’espoir avec le gouvernement Chahed, pas encore confirmés.


En tout cas, les choses se passent comme s’il y avait un malentendu persistant entre d’une part, les populations pauvres de la Tunisie (régions et villes), qui pensent la Révolution en termes de dignité, d’emploi, de lutte contre le chômage (en référence à l’acte de Bouazizi à Sidi Bouzid) ; et d’autre part, les acteurs politiques, les élites et les classes moyennes, qui pensent encore, du moins en général, la Révolution en termes politiques : démocratie et liberté. C’est le dialogue des sourds. Les hommes au pouvoir en sont très conscients, mais ils ne peuvent faire grand-chose. Ils n’ont pas les moyens économiques de leur politique. Ils n’ont même pas la capacité politique de convaincre ces populations. Demander à une population pauvre et désespérée d’attendre les décisions prochaines du gouvernement n’a pas de sens. La majorité et le gouvernement rappellent souvent à ces populations qu’ils n’ont pas de baguette magique, tandis que l’opposition protestataire (Jibha Chaâbia et autres) leur tient un discours démagogique et populiste.


Pour Al Jibha, si le pays est endetté vis-à-vis des Etats étrangers et de la Banque mondiale, si la croissance économique tarder à venir et si l’inflation est en hausse, c’est toujours la faute du Grand Capital, du FMI et de la corruption. La corruption n’est pourtant pas seulement le fait des riches, plusieurs autres catégories y sont impliquées, comme les fonctionnaires, la police, la douane, la contrebande. La révolution a bien déstabilisé le tissu économique, l’incompétence économique et l’hésitation des dirigeants politiques successifs n’ont pu permettre son redressement. Et l’improductivité des Tunisiens, leurs grèves et agitations ont fait le reste. Mais la démagogie abhorre la complexité.


Alors, de temps en temps, il y a un rappel à l’ordre des populations sans espoir de changement. Pour le chômeur, le marginal, ou le jeune diplômé chômeur, il suffit d’une étincelle, d’un incident, d’un vote de lois qu’ils estiment en leur défaveur pour qu’ils expriment leur colère. Il suffit qu’un parti d’opposition contestataire, groupes, milices des réseaux de corruption et du marché parallèle, eux-mêmes en marge ou persécutés, proposent une voie de contestation à ces populations contre le gouvernement, souvent moyennant argent, pour qu’ils soient aussitôt embrigadés. Un désespéré n’a rien à perdre. Autrefois, les chômeurs du sud du pays, émigraient en Libye où ils trouvaient facilement du travail. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il ne leur reste que la migration illicite, le jihadisme (en net recul) et la contestation de rue. Dans la rue, ils peuvent se défouler contre le gouvernement et l’autorité, qui ne daignent pas les reconnaitre.


Le rappel à l’ordre des populations pauvres s’adresse en fait à toute la classe politique, pas seulement au gouvernement. Les 200 partis servent à peu de choses. Ils sont dirigés par des ambitieux pressés, qui ne connaissent de la politique que le versant politicien. Leurs dirigeants des partis font étalage de leur suffisance dans les plateaux télévisés, leur opportunisme passe mal auprès des déshérités. La politique est un simple jeu, un jeu peu sérieux, pour la classe politique. Un opposant peut rejoindre la majorité à tout moment contre la volonté de ses électeurs. Inversement, un membre de la majorité peut rejoindre l’opposition pour se repositionner. Ils ne craignent pas de se contredire, pour peu qu’ils en tirent un quelconque bénéfice matériel ou symbolique.


Les partis ne savent pas mobiliser ces populations et ces jeunes révoltés. Ils fuient leurs responsabilités partisanes. Ils ont peur d’être rejetés par ces populations, d’autant plus que, souvent, c’est l’anarchie et le nihilisme qui prévalent dans ces régions et quartiers. Seuls les islamistes savent mobiliser et encadrer les populations pauvres qui leur sont rattachées. Ils savent distribuer de l’argent, rendre des services, encadrer dans les mosquées et les associations caritatives et promettre le salut divin. Le parti majoritaire Nida Tounès est devenu un parti mou, sans conviction, sans imagination, sans perspectives. Lui non plus, il ne mobilise plus dans les régions. Ses relais sont au point mort. Son action politique se réduit aux communiqués de son chef, fils du président, dans ses posts facebookiens. Les scissions internes ont visiblement usé ce parti.


Les jeunes ne cessent depuis 7 ans de vivre un grand désenchantement. Ils ont rêvé la Révolution, la démocratie et le travail. Ils en sont les premières victimes aujourd’hui. Ils n’ont plus confiance dans le système politique. La contestation de rue solidarise au moins les paumés pour un temps, et fait oublier leur désarroi. Pas de moyens, pas de loisirs dans leurs régions et quartiers, pas d’infrastructures, les projets de développement sont souvent retardés. Alors ils préfèrent l’horizontalité des rapports collectifs (associations, contestations en groupe) à la verticalité hiérarchique (partis, institutions). Pour ces jeunes désœuvrés de la IIe République, la manifestation contre la hausse des prix ou contre la loi de finances de 2018, relève non seulement de considérations vitales, mais aussi de l’ordre du festif dans leur psychologie. La manifestation peut aider à surmonter son malheur, éviter l’ennui et la routine des cafés de commerce, et se sentir utile et intégré.


Alors cette révolution, ils veulent la refaire tous les jours, de peur qu’elle soit confisquée par le pouvoir, par les puissants, par les riches, par l’Ancien régime, jusqu’à ce qu’ils aboutissent à leurs fins : un emploi, une reconnaissance. La démocratie, les libertés ne les nourrissent pas, même s’ils en usent et abusent au quotidien. Leur salut passe par des exigences terrestres, et par la Rue. Manipulés ou pas.


Hatem M'rad

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