Point de vue – Tunisie. Il n’y a pas de « bonne » et de « mauvaise » dictature

 Point de vue – Tunisie.  Il n’y a pas de « bonne » et de « mauvaise » dictature

Fanatic Studio/Gary Waters/SCIEN / FST / Science Photo Library via AFP

Les Tunisiens sont appelés à désapprendre le phénomène dictatorial et ne pas chercher à en faire le tri et à tenter de substituer en permanence une dictature à une autre.

Il n’y a pas de « bonne » et de « mauvaise » dictature, même dissimulée derrière une démocrature ou un autoritarisme flexible, ni un « bon » et « mauvais » abus, sous prétexte qu’une soi-disant « bonne » dictature nouvelle ou un soi-disant « bon » nouvel abus laïc peut chasser un ancien extrémisme de type islamiste.

Dictatures et abus, anciens et nouveaux, sont à l’évidence, tous mauvais, archi-mauvais, quels que soient leurs prétextes chancelants ou leurs logiques nébuleuses, quelle que soit l’épisode historique en cause. Le nouvel abus ne manquera pas, aussitôt établi, de devenir en toute logique à son tour, identique à l’ancien, aussi calamiteux que lui. Pour quelle raison d’ailleurs en serait-il autrement ? Un abus de droit, c’est un abus de droit, quels que soient ses promoteurs, quel que soit le régime politique; une confiscation des libertés, c’est une confiscation comme une autre, abstraction faite de leurs raisons ou leurs buts respectifs. L’autoritarisme de Ben Ali est-il d’une nature différente de l’autoritarisme de Bourguiba contre lequel il a fait un coup d’Etat « médical »? Le président Saied, en remettant en cause la démocratie de transition par son coup d’Etat et son système autocratique, au prétexte du climat chaotique ambiant, a-t-il établi à sa place un « meilleur régime », dans le sens aristotélicien? À l’évidence non. D’ailleurs, dans sa conception du « meilleur régime », Aristote ne recommandait pas seulement la vertu, mais aussi la modération du pouvoir et l’équilibre du régime, voire un dialogue trans-régime (entre la monarchie, la république et l’oligarchie). Il s’agit de chercher une moyenne pour ne pas tomber justement dans les disgrâces de l’extrême.

Plus grave encore, les dictatures, abus ou extrémismes acceptés (et intériorisés) sont d’ordinaire pires que ceux qui sont imposés de l’extérieur ou d’en haut. On risque en effet de la sorte de donner aux usurpateurs, par l’acquiescement collectif (aussi tronqué soit-il en fait), spontané ou réfléchi, un chèque en blanc, et surtout une légitimité qu’ils n’ont naturellement et fondamentalement pas. Surtout qu’en l’espèce, l’abus « accepté » a été, à l’origine, imposé par un coup de force sécuritaire, à défaut d’un dialogue ou consultation en bonne et due forme.

Si les Tunisiens voulaient vraiment et authentiquement rejeter le principe dictatorial lui-même ou l’abus dans leur essence, ils devraient rejeter tous les abus, toutes les violations, toutes les dictatures, quels qu’ils soient, abstraction faite de leurs couleurs, islamistes ou laïques. Même les démocraties sont souvent tentées d’être abusives, à travers leurs acteurs, partis, groupes, médias, quoi qu’elles aient, elles, particulièrement, des correctifs régulateurs et des garde-fous l’aidant à préserver ses équilibres de base. Il s’agit pour les Tunisiens de garder la même attitude face à un mal politique majeur, c’est cela l’esprit universel ou la citoyenneté modèle. Autrement, ils deviendraient eux-mêmes, par le tri qu’ils font entre les bonnes et les mauvaises dictatures, aussi abusifs et aussi dictatoriaux que les dictateurs eux-mêmes, et dans un isolement dramatique. Une sujétion assumée et choisie est la pire ennemie du citoyen responsable, résistant et obéissant à la fois, comme le souhaitait le philosophe Alain. Ce serait par l’accumulation de sujétions individuelles, du reste une seconde nature chez les peuples arabo-musulmans, le règne fatidique du peuple dictateur. Peuple sujet et peuple dictateur, aussi paradoxal que cela puisse paraître. Peuple à la fois symbole, noyau et prétexte de la dictature. Peuple dictateur nourrissant lui-même l’autocrate d’en face. Peupledictateur devenu de surcroît, dramatiquement « misérable », dans tous les sens du terme (économique, politique, culturel, social, éducatif) depuis un certain 25 juillet, date où la non histoire a extorqué l’histoire en vue de la « corriger », à supposer qu’elle puisse en sortir indemne.

Ce peuple, qui a l’habitude de hurler, de tout nier et tout renier, de tout condamner, de tout juger et de tout revendiquer, mériterait-il en définitive le salut par la liberté et le bénéfice de ses droits ? Doit-il tendre « l’autre joue » par « charité musulmane » ? Doit-il creuser sa propre tombe comme s’il faisait l’objet d’indignité nationale ? Doit-il jouer indéfiniment au cercle vicieux lassant, d’appeler encore et toujours de nouveaux dictateurs pour chasser d’anciens dictateurs ?

Les peuples qui ont fait leur révolution pour la liberté, l’égalité et le droit, de manière violente (Etats-Unis, France) ou plus ou moins pacifique (l’Angleterre, avec la Glorious Révolution), assument aujourd’hui sans peine leur civilisation démocratique. Ils ont digéré après de multiples bouleversements, les soubresauts historiques de leurs révolutions respectives. L’histoire leur a appris à délivrer leurs nations des exégètes trompeurs des conjonctures factices, des usurpateurs violents et des faux prophètes.

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Hatem M'rad