Point de vue-Tunisie. Indices d’effondrement ?

 Point de vue-Tunisie. Indices d’effondrement ?

Présidence de Tunisie / Handout / ANADOLU AGENCY / Anadolu Agency via AFP

Plusieurs indices d’effondrement des régimes politiques sont généralement avancés par les analystes. On peut leur ajouter la faiblesse durable du discours politique.

 

Quels sont les indices généralement invoqués par les analystes et les politistes à propos de « l’effondrement » des régimes, notamment lorsque ces derniers subissent des pressions insurmontables ou lorsqu’ils sont menacés par la force irrésistible de l’opinion, de la rue, des acteurs politiques ou par le champ de bataille ? On invoque souvent trois causes (Ivan Ermakoff, 2008 ; Juan Linz, 2004). La première est que le pouvoir accepte la « reddition » ou sa propre chute, parce qu’il renonce à la contrainte, trop dramatique à son goût. Les acteurs ne pouvaient pas agir autrement, ne pouvaient pas recourir à la violence, ils abandonnent la partie. En deuxième lieu, on avance l’argument de la méconnaissance. Le groupe dirigeant n’avait pas pleinement conscience des enjeux, des tenants et aboutissants de la décision, car ils ont abdiqué dans l’ignorance. C’est comme s’ils avaient été dupés. La troisième cause avance un argument de type idéologique : les acteurs ont accepté leur chute et l’abandon de leurs droits parce qu’ils en étaient rationnellement convaincus. Le renoncement traduit ici une absence de conviction. Ils admettent les raisons invoquées par leurs opposants. En somme, comme le disait en quelque sorte Vilfredo Pareto dans sa monumentale Sociologie générale, lorsque, parlant de la circulation des élites (ch.XI et XII), il estimait qu’un groupe dirigeant cède la place lorsqu’il ne croit plus en lui-même ou lorsqu’il fait sienne les mots d’ordre de ses adversaires. Les tenants du régime abandonnent la lutte, ouvrant ainsi la voie à une restructuration de régime. C’est le cas d’août 1789 en France, de mars 1933 en Allemagne, de juillet 1940 en France, de juin 1958 en France, de novembre 1976 en Espagne, de novembre 1989 en Allemagne de l’Est. Ces quelques cas suffisent à prendre la mesure du phénomène, tant dans les régimes dictatoriaux que dans les structures de type démocratique.

Cette dernière cause de renoncement au pouvoir n’est pas encore mûre pour l’instant en Tunisie. Le président Saied devrait être convaincu au fond de lui-même qu’il est au faîte de son « glorieux » autoritarisme régénérateur. D’ailleurs, il est au point de clôturer son système en lui ingurgitant une forme atypique de parlementarisation, de nature impolitique, à travers les prochaines élections législatives du 17 décembre.

Mais au-delà de ces causes souvent pertinentes et confirmées par les faits, on devrait accorder du crédit à un autre indice qui, souvent, à court ou à moyen terme, s’avère peu trompeur, et qui est valable dans le cas tunisien du jour. Souvent, en effet, les régimes tombent quand tout le monde constate que le discours du pouvoir et ses arguments paraissent de plus en plus faibles et naïfs à l’opinion. On l’a vu les dix dernières années de Ben Ali, où la sécheresse du discours politique et la répétition des slogans galvaudés (même droit-de-l’hommiste) vingt-trois ans durant n’avaient d’égal que l’indifférence méprisante affichée par la rue et par une opinion majoritairement silencieuse. La révolution a cueilli un régime déjà délabré, tombé déjà de fait. On le voit aujourd’hui en Iran, où le discours justifiant le conservatisme et la persécution des citoyens par la police des mœurs ne passe plus auprès d’une opinion de plus en plus récalcitrante, voire en révolution. Le discours du clergé chiite est devenu insupportable, anachronique et accablant au regard de l’aspiration à la modernité et au progrès social des jeunes et des femmes. On le voit même en Arabie saoudite où plus personne ne croit au discours discriminatoire et méprisant à l’égard des femmes. Il est toujours ridicule au XXIe siècle de justifier par le verbe et d’imposer par la force une norme vestimentaire uniforme dans une société par essence plurielle, même enfermée dans une morale conservatrice. Les Iraniennes l’ont bien ressenti. Les sociétés d’aujourd’hui, tripoteuses de réseaux sociaux, tendent d’ailleurs, à l’opposé des vœux de ces conservateurs religieux, vers un comportement tout à fait contraire, c’est-à-dire vers une société, non pas de l’obscurité et du voilement, mais de l’apparence, des images, des vidéos, de l’extraversion, pour ne pas dire du m’as-tu-vuisme, de l’extravagance et du narcissisme. C’est le cas aussi de la Tunisie post-coup d’Etat, où la faiblesse des arguments du président, de ses partisans et de ses candidats aux législatives, de plus en visibles et constatables par le commun des mortels, ne sont plus à démontrer. 

Conscient alors de l’anachronisme ou de la faiblesse de leurs arguments, ce sont non plus les sociétés civiles, mais paradoxalement les pouvoirs qui entrent dans la « résistance » ou « dissidence ». Ces pouvoirs, ou ils reculent et font quelques concessions mineures et symboliques (l’Arabie saoudite allégeant son conservatisme féodal par des petites réformes, l’Iran allégeant la loi sur la police des mœurs face à l’audace affichée des Iraniennes), ou ils se rigidifient, incapables de surmonter leur blocage et leur incohérence, de crainte que le pouvoir leur échappe davantage (Ben Ali, Saied). Ce faisant, ce pouvoir leur échappe quand même, progressivement ou soudainement, qu’ils le veuillent ou pas, qu’ils en soient conscients ou pas. L’autojustification revêt la forme d’une logorrhée permanente inaudible et insupportable enveloppée dans la bêtise et la redondance. Le citoyen, tenu pour mineur, cède la place au citoyen gobe-mouche. Le pouvoir lui-même se met alors au niveau de la masse par des rappels d’évidence. Il croit, et parfois ça marche, qu’un des moyens les plus efficaces de convaincre ses auditeurs est de répéter indéfiniment la même chose. Il n’importe pas d’être rationnel ou logique, mais plutôt de donner l’impression que l’on raisonne. Il fait sien le « discours » du public acclameur lui-même, avec ses errements populo-irrationnels, ses appétits et passions. Incapable d’élever les masses dans les hauteurs, ce pouvoir finit par tomber bien bas avec elles dans l’insignifiance et la platitude. 

Le pire, c’est que ce pouvoir est tellement faible qu’il pense être cru et crédible, même par la persécution. Il a du mal à croire qu’il peut être proche de la fin, comme ses devanciers en histoire. Le pré-effondrement comme préalable à l’effondrement réel.

 

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Hatem M'rad